« Je suis devenu ce type : l’américain errant.
Bleue et moi avons sillonné les routes à l’infini, à la recherche non pas de l’Amérique, mais d’une petite fille.
Mais je ne voyageais pas seul.
J’étais en compagnie de M. Springsteen, et celui qui prend la route n’a pas de meilleur compagnon qu’un gars qui écrit sur des hommes se battant pour des causes désespérées partout en Amérique, en quête d’un idéal. »
Je ne possède pas de super-pouvoir. Je n’ai pas le don d’ubiquité. C’est ce qui explique que je n’avais encore jamais lu Don Winslow. Que voulez-vous, on ne peut pas être partout.
Cela étant dit, je ne peux pas affirmer que je regrette d’avoir franchi le pas. Bien au contraire. Il n’y a rien de plus agréable que d’être surpris, et il ne peut rien arriver de mieux à un auteur que de surprendre son lectorat, au risque d’en perdre quelques-uns en route. Mais c’est la vie ma pauvre Lucette.
En ce qui concerne mon cas, Don Winslow a gagné un nouveau lecteur. Et il paraît que ce livre-là n’est pas son meilleur, alors je piaffe, je m’agite, je brûle que les autres, comme La griffe du chien ou Cartel m’appellent. Je tends l’oreille. Je reste en éveil.
De quoi s’agit-il ici ? Voilà l’histoire : Nous sommes de nos jours à Lincoln. La petite Hailey Hansen, cinq ans, a disparu. Aucune trace. C’est le sergent Decker qui hérite de l’affaire dès les premières minutes du signalement de la disparition. La maman de la petite fille est dévastée, elle ne l’a quittée des yeux que quelques minutes. Le sergent promet de retrouver Hailey. Une sacrée putain de promesse qu’il n’a aucune garantie de pouvoir tenir. Poussé par ce serment venu du cœur, il va tout plaquer pour suivre la piste et mettre la main sur Hailey, où qu’elle se trouve. Un long chemin, bien tordu et parsemé d’embûches, de désillusions et d’espoirs assommés. Une aventure solitaire qui va transformer Frank Decker en grand voyageur à travers l’immensité des Etats-Unis. Jusqu’au jour où son téléphone sonne…
Parfois, quand on ouvre un livre, on sent un truc indéfinissable, une sensation étrange, une bonne vibration. En délogeant Missing : New-York de ma bibliothèque je savais que j’allais au minimum passer un bon moment. Dans l’excellent film de Wolfgang Petersen Dans la ligne de mire, Frank Horrigan, le personnage joué par Clint Eastwood dit à René Russo « Sur les gens je me trompe rarement ». Et bien de mon côté, sur les livres je me trompe rarement.
J’ai beaucoup aimé la construction du roman, avec ce point de départ et ce point d’arrivée. Les road-movie possèdent ce charme qui fleure bon la liberté et l’incertitude, un mélange de Sur la route de Kérouac, de Thelma et Louise, de Thunder road de Springsteen ou encore de Les sentiers de la perdition. Vous voyez certainement ce que je veux dire. Pas d’attaches, l’impression qu’on va être trimballé comme un vieux sac de voyage, qu’on va voir du pays, rencontrer du monde, et pas le plus beau côté de ce monde. La route devant, la route derrière, et partout autour, l’enquête, et tout au-dessus, remplissant le ciel, le visage de Hailey Hansen.
Quand j’ai lu la première phrase de ce polar, ça été comme si j’insérais l’index dans une terrible machine faite d’engrenages et de mécanismes complexes. J’ai été aspiré, avalé et rien n’a pu me venir en aide. Le personnage de Frank Decker est très intéressant. Il a de l’épaisseur. Ce n’est pas un de ces flics dépressifs à mort qui ne savent jamais s’ils vont se tirer une balle de leur propre flingue ou dégommer un méchant. Il ne tape pas dans la gourde, ne se shoote pas aux médocs et il a juste des problèmes de couple avec sa femme, mais pour ça, pas besoin d’être flic.
C’est un homme profondément humain, et quand on est policier, qu’on récure chaque jour les rues de la saleté du monde, c’est déjà une belle performance que d’avoir préservé son humanité et sa capacité d’empathie. La maman de Hailey Hansen a touché Frank au cœur, il ne peut pas se contenter de l’enquête de base, « la formule standard ». Il veut faire plus, c’est une force gigantesque qui le pousse sur la route. Il choisit « la formule offensive ». Sans doute son désir de justice n’est pas son seul moteur, peut-être que c’est aussi une manière de tester son couple, de voir ce que ça va donner.
La petite Hailey est omniprésente, même si elle n’apparaît pas au début du roman c’est une figure permanente, le gros fil rouge qui sinue entre les pages, une sorte d’alarme qui sonne, de plus en plus stridente au fur et à mesure que le temps s’écoule. Cette urgence qui s’inscrit dans la longue recherche de Frank Decker, c’est aussi une trouvaille, une sorte d’oxymore structurel. On reste sous pression, grâce à la narration de grande qualité, grâce aux trouvailles de l’histoire.
Il faut dire que j’en ai vu du pays avec le sergent Decker. Avec lui, j’ai suivi ce fil ténu, tellement fragile ; parce que c’est très fragile un fil tissé avec de l’espoir. Comme Frank, j’ai conservé mes oreilles bien ouvertes et mes yeux aux aguets, j’ai tout observé, lancé des centaines de lignes avec des hameçons dépourvus d’appâts dans les eaux les plus sombres et les plus vastes qui existent. Rendez-vous compte, chercher une petite fille de cinq ans dans un pays comme les Etats-Unis, la fameuse aiguille dans la botte de foin serait plus facile à dénicher.
C’est sans compter sur la folie du hasard et le sublime soupçon de chance, celle qui fait parfois la différence entre les gagnants et les perdants. C’était sans compter sur ces belles âmes, ces gens ordinaires qui font ce qui leur semble juste, des cœurs purs noyés dans la pourriture de la société.
Tout cela est porté par une très belle écriture à la première personne du singulier, une narration qui rapproche et implique encore plus le lecteur. Don Winslow s’approprie les espaces, tout est englobé dans les levers de soleil ou les crépuscules, on sait s’il fait chaud ou froid, s’il pleut ou si le soleil écrase tout. On entend les oiseaux, et on n’a pas envie de tirer sur le moqueur. On ressent le vertige en se trouvant au pied des immenses colosses de béton de Manhattan. Les kilomètres d’autoroutes sont interminables et usants, le pays n’est jamais si grand que lorsqu’on est seul.
Je ne dirais pas que l’auteur est un poète, mais il possède une plume solide qui lui permet des trouvailles de ce genre : L’été jouait les prolongations, de la chaleur résiduelle s’était accumulée dans le béton comme une vieille rancune. »
Dans cette histoire, vous allez croiser des méchants bien dégueulasses, des gentils plus ou moins valables, des intrépides et des tenaces, des crevures patentées, des types qui étaient bien partis mais qui ont mal tourné, et puis il y a ce spectre permanent, cette horreur sans nom, cette chose immonde qui fluctue entre la pédophilie et la traite des humains. C’est en affrontant ce monde-là qu’on sent vraiment si on est vivant, si nos tripes se contractent comme jamais, si nos mâchoires se contractent tellement qu’on pourrait sectionner le doigt d’un crevard.
Il y a une peinture de la société américaine très intéressante, une autre de la haute société new-yorkaise, avec ses compromissions, ses ententes d’arrières-salons, ses intérêts communs et ses vilains petits secrets. Tout se tient et tout se recoupe. Parce qu’on n’est jamais déçu par les salauds. Tout se tient parce que rien n’est laissé au hasard. Comme la situation financière du sergent Decker. Il a quitté son job de flic, il vit sur ses économies et doit donc faire attention. Loger chez l’habitant ou les motels les moins chers, manger à faible coût et donc mal. Sa quête est aussi une histoire de budget.
Frank Decker a du potentiel. Il fait moins de bruit que Harry Bosch, Walt Longmire ou John Rebus, il est plus discret, il passe sous la veille des radars, il fouine, piste, se perd, recommence, échoue, reprend où il a merdé, il se remet en cause, il doute, il cogite, il ne sait plus et puis il ouvre une autre porte. Frank Decker est un méticuleux et un pugnace, c’est un gars qu’on n’arrête pas.
Je suis sûr que vous avez envie de faire sa connaissance. En ce qui me concerne, je ne le regrette pas.
Traduit de l’anglais par Philippe Loubat- Delranc
Seb.
Missing : New York, Don Winslow, 336 p., 7€70.