La première fois qu’on m’a placé un «Marion Brunet» entre les mains, c’était Frangine, on m’a dit «Tiens, lis ça tu verras, c’est une écriture incroyablement juste». Je suis restée perplexe, le sourcil droit écarquillé, qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire «une écriture juste», qu’est-ce que ça pouvait bien être ?
Et j’ai lu Frangine – en deux coups de cuillères à pot, la nuit avait fini par me crocher les paupières – et j’ai compris. J’ai compris la justesse du propos sur la justesse de l’écriture.
Mais je t’ai déjà raconté ça ailleurs.
La deuxième fois que j’ai lu un « Marion Brunet », c’était L’Ogre au pull vert moutarde, et je me suis régalée. C’était il y a presque pile poil 6 ans. En sortant de ma lecture, je disais ça :
SUC-CU-LEN-TIS-SI-ME !
Je me suis régalée la papille et le sourire hier à lire Marion Brunet et son Ogre au pull vert moutarde.
Marion Brunet, je la guettais, depuis que j’avais lu, épatée, son Frangine (que Monsieur Pépix-très-enthousiaste m’avait convaincue de lire, à Montreuil).
Vous avez l’eau à la bouche, je vous donne faim ?
« J’en viens à l’essentiel. Sachez que les vieux ont un goût particulier : le goût du passé. Ce n’est pas vraiment mauvais, mais c’est … amer. Mauvais choix ressassés, regrets pour des trucs pas finis, remords pour des trucs mal finis… Dur à digérer, ça reste sur l’estomac. Et alors quand ils ont des choses graves à se reprocher, le goût devient carrément acide. […] Eh bien voilà : la culpabilité, c’est acide comme du jus de citron vert. Et puis il y a aussi l’ennui… L’ennui a un goût de navet […]; et si l’ennui est depuis de nombreuses années, le vieux prend carrément un goût d’endive bouillie ! »
On apprend aussi, un peu plus loin qu’ils ont « le goût de la patience (acquise au cours d’une longue vie d’attentes pas toujours comblées), la saveur de la douceur (datant de l’époque où les petits-enfants venaient encore en visite), et celle de la nostalgie – qui ressemble un peu à du biscuit trempé dans du thé. »
« C’est l’avenir qui donne un si joli goût à la chair des enfants. Ça pétille sur la langue, vous voyez ? […] Entre un vieux au goût d’endive et un enfant qui… qui… pourrait être tellement de choses : futé, boute-en-train, amoureux, mélancolique, léger, timide, profond, orgueilleux, avare, généreux… et qui pourrait devenir tout ce qu’il veut ! »
Miam, non ? On était en mars 2014.
Depuis je la guettais, et la troisième fois que je me suis précipitée sur un «Marion Brunet», c’était La gueule du loup , il était fin du matin, et bien après midi quand j’en suis sortie. Les enfants n’avaient pas mangé, plus rien n’avait existé. J’avais lu en apnée, en une seule goulée.
Ce que j’avais écrit alors, je l’ai perdu. La sensation, je m’en souviens bien. On était à la toute fin de l’été 2014.
Ensuite il a fallu attendre 2016, le tout début de l’année 2016, pour la lire à nouveau. C’est pas si long, c’est même pas long du tout pour écrire un livre, mais fichtre, qu’est-ce que c’est long quand on a envie de la lire encore. Et bon sang, ce que ça valait le coup d’attendre.
Janvier 2016 donc, Dans le désordre, la claque. En sortant de la lecture, j’écrivais ça. Je me souviens, j’en avais encore le bide en vrac. (Et tu verras, je me répète, de livre en livre je me répète, je n’ai qu’un mot à mon vocabulaire quand je veux parler de l’écriture de Marion, toujours le mot).
En vrac.
La tête à l’envers, l’estomac retourné, la tripe qui soubresaute, t’as la tronche intérieure d’un Picasso période post-cubiste.
Les dernières pages que tu sens venir, dont tu ne veux pas, mais le bouquin tu ne veux pas le lâcher non plus. Alors, c’est une petite valse que tu danses avec toi-même. Et vas-y que je te repose, que je me ressers un café, un verre d’eau, que je me roule une clope, oh tiens une mouche qui bzzzzte, et cette fleur, là, n’était pas ouverte tout à l’heure. Une petite page, deux, tu pousses jusqu’à trois. Tu reposes. Tu jettes un œil ailleurs, tu respires. Tu sens venir, et tu sais que tu va y aller. Et tu y vas.
J’ai lu là les luttes, toutes les luttes.
Les luttes actives, réactives, et d’autres poussives, les luttes armées, désarmées, désarmantes. Les luttes déclarées, les luttes déclamées, les luttes revendiquées et leur pas de deux en silence. Les luttes larvées aussi, d’autres souterraines. Les luttes binaires, bipolaires. Les luttes debout, assises, avachies, fracassées sur le trottoir. Les élans qui poussent, qu’on repousse et qui repoussent. Les énergies balbutiantes qui apprennent à grandir.
Les mêmes ritournelles, les fatigues qui se passent le relais et celles qui se passent de dormir.
Là encore, juste. Parfaitement juste. C’est pas rien, hein «parfaitement» ? C’est effrayant comme mot. Il y a quelque chose d’implacable qui résonne dedans, tu trouves pas ? Mais peut-être qu’il y a de l’implacable dans ce roman-là. De l’implacablement vivant. Toutefois d’accord, n’effrayons personne : du «justement juste» alors. Du «terriblement juste». Oui, du «terriblement juste», ça me plaît bien. Je sais pas comment elle fait pour choper le trait de chacun sans le caricaturer, jamais. Ou alors pas plus qu’ils ne le sont comme on les connaît en vrai ces gens-là. Nous. Chacun.
C’est l’amour peut-être. Il y a quelque chose de l’ordre de la bienveillance, de la tendresse, dans les yeux et les mots qu’elle pose, Marion, sur ses humanités, entières ou à moitié, qui font ce qu’elles peuvent, à se casser le bras parfois. Des humanités qui se questionnent, qui tâtonnent. Qui avancent, reculent, essayent encore, reprennent. Ne lâchent pas. Des luttes dans lesquelles y a pas qu’une seule bonne façon de marcher.
Je t’en mets des bouts ?
« La rumeur est immense et fait vibrer Jeanne, comme un début de fièvre. Les frissons lui remontent le long du dos, griffent sa nuque. Quelque chose va se passer bientôt, quelque chose qui gronde et qui menace. Elle le sait, sûr et certain. Ça sent la rage et la sueur des énervés. »
« Enfant, elle apprenait les mots comme une bouillie magique : couper, tailler, trancher, émonder, faire revenir, blanchir réserver, rissoler, malaxer, étaler, saler, poivrer, épicer, goûter… Poésie de cuistot. »
« – Non, justement pas. Le pouvoir des mots est immense, tu sais. Il transforme la nature des choses, la façonne. C’est pour ça que je me méfie des idéologies… et des idéologues. »
« Jeanne le voit clairement, à présent : chacun d’entre eux est devenu les autres. Ils faisaient groupe déjà, nombre aussi ; ils sont devenus unité. Non que leurs personnalités aient changé, ou qu’ils aient perdu de vue qui ils étaient séparément ! Mais ils se sont déversés en chacun, à tour de rôle et tous ensemble, pour former ce bloc, cette entité dure et pourtant si fragile du Nous. »
Attention, livre avec des gros mots dedans. Comme Anarchie. Squat, libertaire, autogestion, système. Mais pas que.
Quelques mois plus tard, j’étais allée l’écouter lire des extraits, en lecture croisée avec Stéphane Servant et son Je ne suis pas là, au salon Epok de Caen, ça pulsait aussi fort.
Puis il a fallu attendre à nouveau. Ça tombait bien, ça laissait le temps de se remettre. En janvier 2018 sortait L’été circulaire, le polar primé du Grand prix de la littérature policière de 2018, if you please.
Avant de le commencer, je disais C’est bon, on ne me la fait plus, je sais très bien comment ça se passe, ça m’a fait le coup avec Frangine, et puis La gueule du loup et puis Dans le désordre : tu te fais choper la rétine par la première phrase, le temps se met à retenir ses secondes avec ses petits bras, tu bats un concours d’apnée sans même t’en apercevoir, et tes gosses sont ravis parce qu’ils peuvent gnaquer du bol de céréales pour le déjeuner. La vie reprend son cours juste après la dernière page.
Après l’avoir reposé, j’avais dit ça :
Qu’est-ce que tu veux, j’aime l’écriture de cette nana. J’aime ses mots, j’aime son rythme, j’aime son ton.
À chaque fois, ça me prend dès le début et ça ne me redépose qu’à la fin, la toute fin.
J’aime son regard posé sur les gens, implacable et pas dupe (ou alors c’est moi qui y vois ça) avec quand même de la tendresse dedans, ou de l’affection (ou alors c’est moi qui y vois ça), jamais de condescendance. Une radiographie en sous-vêtement. Elle voit la gangrène ou les bubons en haut des cuisses, sous les jupes et les pantalons, et elle les raconte, sans fioritures, sans s’attarder non plus, et sans plomber. Et la vie qui continue.
J’aime les mots qu’elle pose sur les cassures et les cassés, simples, beaux, et justes. On en revient toujours à ce mot-là, avec l’écriture de Marion. Juste, c’est ça. Ça tourne pas autour, ça n’épargne pas, ça n’enfonce pas non plus. C’est beau, ça croque, ça dit, et ça tombe pile. C’est espiègle aussi. Et acéré.
Et puis le rythme. J’aime les rythme de ses mots. J’aime la lire, j’aime la dire, ça roule tout seul sur la langue. Ça pourrait faire comme un chant, ou comme une danse, mais pas de salon.
Bref, je viens de voir filer un été avec Marion Brunet et c’était bon.
« Jo observait sa sœur floutée par la vitesse : un an de plus, un crâne de piaf, un port de reine. Seize ans à s’agiter dans le monde, effleurer le vide, éclore sans apprendre. Devenir encore plus jolie que l’année d’avant, et un peu plus conne. C’est drôle que, des deux, ce soit Céline l’aînée. Johanna n’est pas particulièrement raisonnable, mais elle porte un peu de cette lassitude désespérée qui fait parfois office de maturité, même à quinze ans. »
« Le père a mis du temps à réaliser que Céline, conforme à l’étiquette, savait sans avoir appris. Il avait été le premier à lui en faire compliment, fier comme d’une génisse, fallait pas qu’il s’étonne. Céline était belle et en jouait, vu que sa capacité attractive était inversement proportionnelle à la profondeur de son champ de vision. Pour Céline, l’horizon allait jusque-là où elle pouvait voir. De la maison, ça donnait sur les collines du Lubéron. Des fenêtres du lycée technique, elle pouvait pousser jusqu’au mont Ventoux. Au-delà commençait l’horizon de sa sœur. Mais ça, c’était pas pour tout de suite. »
En septembre dernier paraissait Sans foi ni loi.
Je ne sais plus pourquoi j’ai tardé, mais en décembre je m’exclamais :
J’ai (enfin) lu Marion Brunet !
Cœur avec le cœur, cœur avec les doigts.
C’est bien la première fois que je tarde autant, mais c’était malgré moi (je piaffe d’impatience comme un cheval aux abords de la plaine quand sort un livre de Marion Brunet).
J’y suis entrée au petit trot, m’y suis baladée quelques pages au pas, ai repris le trot, et puis, forcément c’est Marion, me suis retrouvée en pleine chevauchée au grand galop (tu noteras comme c’est smart de ma part toute cette allégorie équine alors qu’on parle du Far West. Avoue, c’est malin).
Sans foi, ni loi.
Tu parles !
Bien sûr qu’il y a de la foi, celle qu’a pas besoin de nom. Surtout pas.
Comme d’hab’, la justesse des mots de Marion, la justesse de son regard, tranquille et sans effet d’annonce. Juste là. À sa bonne place. Mais c’est peut-être rien qu’une histoire de motifs qui me résonnent dans la tripe.
Garett restera l’étranger dans cette petite ville du far far west. Et c’est bien à Camus que j’ai pensé, Camus et son Étranger. Un Camus mâtiné d’Éluard.
« Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom » (Liberté, Paul Éluard)
[Si tu n’es pas encore convaincu.e de combien j’ai aimé ce bouquin, vise un peu : il y a un « instar » page 220 (tu sais le mot le plus moche et pédant de la langue française). Un instar qui passe crème. « à l’instar de Stenson », vas-y, dis-le à voix haute. T’as vu ? Ça sonne comme du Gainsbourg. Crème, je te dis.]
Et puis il y a quelques jours, j’ai lu Vanda, le tout dernier opus de Marion Brunet, sorti le 26 février.
J’ai retrouvé la justesse de l’écriture de Marion, la manière de poser les mots qui m’enchante, qui me ravit, qui me fait sourire, qui me fait dire tout bas « oui, c’est ça, c’est comme ça », et ça s’enchaîne et ça me résonne toujours vrai. Pas de grandes révélations philosophiques, non, c’est beaucoup plus discret, du petit ordinaire lâche et grandiose, justement dit, bien posé là où le plus souvent on le tait, et hop on enchaîne.
Clac, clac, clac, l’alcool, la mer, être mère, être père, clac, ne pas l’être, clac, clac, clac, les odeurs, le sexe, le désir, pas questionné mal répondu, clac, clac, les violences singulières, clac, clac, les violences policières, clac, clac, clac, être jetable, être unique, absolu, clac, clac, clac, trouver sa place, prendre sa place, occuper sa place, perdre sa place, clac, clac, faire corps, clac, clac, rouler sa bosse, mener sa barque, sauver ses billes, clac, clac, le bleu et les gabians, clac, la vie qui s’enquille et qui dérape.
Et puis le souffle de l’écriture de Marion. J’y connais rien en vents méditerranéens, je te parlerais bien de mistral, mais je préférerais un truc qui porte et qui emporte plutôt qu’un vent qui dépote et te fiche en vrac. Et pourtant.
Le souffle et le rythme de l’écriture de Marion. J’ai lu les yeux avides, grands ouverts (c’est plus pratique), à grandes goulées, à oeil-que-veux-tu, j’ai avalé les pages, mais j’ai sucé chaque mot.
Et les « gens » de Marion. Les gens qui sont ce qu’ils peuvent, le cul sur les rochers ou entre deux chaises. Les gens qui sont. Ni mauvais ni bons. Qui sont. Et c’est bien assez comme ça.
Vanda, l’inVincible, la Vulnérable Vanda.
Bref, j’ai aimé.
Beaucoup.
« Here I go, Falling down, down, down, My mind is a blank, My head is spinning around and around, As I go deep into the funnel of love 🎶 It’s such a crazy, crazy feeling, I get weak in the knees, My poor old head is a reelin’, As I go deep into the funnel of love 🎶
I tried and I tried, to run and hide, I even tried to run away, You just can’t run from the funnel of love, It’s gonna get you someday » (Tunnel of love, Wanda Jackson).
Tu vois à chaque fois que je lis Marion Brunet, la même rengaine : juste, tendresse discrète et pudique sur la vie de guingois.
Tu fais bien comme tu veux, mais si tu ne l’as jamais lue, je crois bien que ce serait une riche idée que tu t’y mettes.
Gaëlle.
Vanda, Marion Brunet, Albin Michel, 239 p. , 18€.