« Samuel Spade avait la mâchoire longue et osseuse, le menton saillant en forme de V sous le V plus flexible de la bouche. Ses narines s’incurvaient vers l’arrière pour tracer un autre V, plus petit. Ses yeux gris jaune étaient horizontaux. Le motif du V revenait dans les sourcils broussailleux qui partaient de deux sillons jumeaux surmontant un nez busqué, et dans l’implantation de ses cheveux châtains qui, de ses tempes hautes et plates, descendaient en pointe sur son front. Il présentait l’image plaisante d’un satan aux cheveux clairs. »
Dashiell Hammett a encore frappé. En quelques lignes au cordeau, il vient de tirer le portrait du plus célèbre enquêteur de la littérature noire. Son visage a pris forme dans votre esprit et, jusqu’au bout du livre, vous ne pourrez vous départir de ce faciès à la Guy Fawkes.
L’auteur possède ce talent très abouti de peindre avec un stylo, faire naître des images et des scènes très cinématographiques. D’ailleurs le cinéma ne s’y trompera pas et Sam Spade sera incarné par Boogie en personne.
Hammett ne gaspille pas de mots. Il tire juste et seulement quand il est sûr de toucher. J’avais déjà vanté ses mérites en chroniquant un recueil de nouvelles Jungle urbaine, (chez Bibliomnibus) et franchement, ce gars a inventé quelque chose et le Noir après lui, ne fut plus jamais le même.
Quand je lis le papa de Spade, je prends une leçon d’écriture. Chaque phrase est une flèche décochée, et chaque flèche met dans le mille. À le lire, avec ses phrases efficaces et sobres, on peut être amené à penser que c’est facile d’écrire ce genre d’histoire. Penser cela c’est ne pas avoir la moindre idée de la somme de travail nécessaire pour parvenir à ce résultat. D’une manière générale, en art, quand ça à l’air facile c’est que ça ne l’est pas. Il a dû en passer du temps à ergoter sur un mot plutôt qu’un autre, modifier une tournure, inverser une phrase, manipuler les compléments d’objet comme des pièces sur un jeu d’échec. Décider que tel verbe est plus adapté qu’un autre, épurer, supprimer ce qui embarrasse, qui risque d’alourdir le voyage du lecteur. Un boulot titanesque pour rendre un roman comme Le faucon maltais.
Bon, pour les rares qui ne connaissent pas l’histoire du faucon maltais, je reprends. L’associé de Sam Spade est assassiné lors d’une banale filature. Juste avant, il avait reçu la visite d’une femme vénéneuse, Brigid O’Shaughnessy qui réclame sa protection car elle craint pour sa vie. Très vite, le détective se retrouve aux prises avec toute une bande de personnages plus inquiétants les uns que les autres. Il découvre qu’au centre de cet étrange ballet mortel, se trouve une insaisissable et mystérieuse statuette sertie de pierres précieuses, un faucon en or, le faucon maltais. Sa valeur inestimable a mis à sur ses traces les pires aventuriers et les meilleurs tueurs. Entre la police qui voudrait bien coincer ce détective gênant et les individus qui convoitent le faucon, Sam Spade va devoir jouer fin et utiliser tout son savoir-faire pour espérer résoudre cette chasse au trésor doublée d’une chasse à l’homme.
Dashiell Hammett s’en donne à cœur joie. Il nous trimballe dans ce San Francisco envahi par les brumes, entre les hauts bâtiments et les ruelles coupe-gorges, des tramways mythiques au port inquiétant, tout y est, les hôtels de luxe, la banlieue, l’atmosphère. Un des thèmes favoris de l’auteur est la ville, un réel personnage, toujours dangereux, sale, véritable menace pour l’individu qui y déambule. La ville, siège de toutes les maladies de la vie moderne, cache légendaire des pires travers humains. Le lieu de perdition par excellence, où l’on croise sans difficulté la cupidité, le crime sous toutes ses formes, le mensonge et la trahison. Si vous ajoutez les ambitions, la corruption et la convoitise ; la jalousie, vous obtenez un cocktail détonnant et très surprenant. L’auteur n’explique pas la psychologie des personnages, il les montre en action, dépeint leurs attitudes et laisse le soin au lecteur d’en tirer les leçons. Cela rend la lecture très instinctive.
Hammett se fait guide touristique, mais pour une visite des bas-fonds, « un tour opérator » spécial, portant arme et fumant plus que de raison. Avec une sobriété que n’ont pas ses personnages, l’auteur nous décrit un monde de danger, dans lequel presque personne n’est ce qu’il semble être. Les velléités sont masquées, les désirs obsédants. Mais si Spade trempe dans l’obscur, il n’en possède pas moins des principes, c’est ce qui le différencie de certains des autres protagonistes. Bienvenue dans un monde entre gris clair et gris foncé, où le manichéisme n’a pas cours, et où les bons coudoient les méchants, parce qu’ils sont pleins de défauts et que les réputés mauvais bougres, détiennent quand-même quelques qualités.
L’associé de Sam Spade se nomme Archer, mais le véritable archer c’est Hammett. Souvenez-vous, chaque flèche va au but, et il ne décoche pas une seule flèche de trop.
Du grand art.
Un dernier extrait pour la route :
« …il conduisit Brigid O’Shaughnessy vers le canapé proche des fenêtres. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre et elle posa la tête sur l’épaule gauche du détective qui lui mit son bras autour du cou. Elle ne tremblait plus, ne haletait plus. L’apparition de Gutman et de ses acolytes semblait l’avoir privée de cette liberté animale d’agir et d’éprouver des émotions, la laissant vivante et consciente, certes, mais aussi passive qu’une plante. »
Seb.
Traduit de l’américain par Nathalie Beunat et Pierre Bondil.
Le faucon maltais, Dashiell Hammett, Gallimard / Folio, 325 p., 5.90€.