Bon, inutile de refaire ici l’historique de James Crumley et de son oeuvre, on se bornera à rappeler que le roman dont il est question aujourd’hui est précédemment paru dans l’excellente collection La Noire, chez Gallimard, en 1994, traduit par Nicolas Richard. Les éditions Gallmeister ayant entrepris de rééditer toute l’oeuvre du bonhomme, ce texte revoit le jour sous une traduction signée Jacques Mailhos, pour de simples (?) questions de droits permettant à Gallmeister de récupérer les textes de Crumley. La qualité de l’adaptation initiale n’étant pas mise en doute, comme ce fut, par exemple, le cas avec de nombreux romans parus à la Série Noire pendant des années, on pourra néanmoins profiter une nouvelle fois de l’excellent travail de Jacques Mailhos, qui nous a déjà réjouis à de nombreuses reprises, en particulier avec l’impressionnant boulot accompli sur les textes de Benjamin Whitmer (chez Gallmeister également).
Ceci étant posé, qu’en est-il de ce Canard mexicain, dont le titre, à lui seul, constitue une bonne façon d’entrer dans l’oeuvre d’un des enfants terribles des lettres américaines, natif du Texas mais dont le coeur battait à Missoula, Montana ? Crumley y met en scène Chauncey Wayne Sughrue (alias C.W.), déjà apparu dans Le dernier baiser et que l’on retrouvera par la suite dans Les serpents de la frontière et Folie douce (respectivement Gallmeister 2017 – réédition- et Fayard 2005). Une fois posé le constat que ce n’est pas ici le roman le plus réussi de Crumley, en particulier pour cause d’intrigue plutôt alambiquée et pas toujours convaincante, on pourra se pencher sur ce qui en fait néanmoins le charme, à savoir le talent de l’auteur pour mettre en scène une galerie de personnages déjantés, que le vie n’a pas épargnés, mais surtout un constat amer sur le passage du temps et l’ impossibilité pour certain(e)s de s’y retrouver, en particulier quand on trimbale, comme Sughrue (et Crumley à travers lui), le fardeau de souvenirs de la guerre du Vietnam.
C’est par cet aspect désenchanté que Le canard siffleur mexicain touche le plus, ce côté à fleur de peau malhabilement dissimulé sur des dehors de durs à cuire, où les hommes, comme les femmes, ont tous vécu l’équivalent de plusieurs vies en quelques années et essaient de faire face aux temps nouveaux et à ceux pour qui l’argent et l’apparence restent des valeurs phares. Les cauchemars récurrents des vétérans du Vietnam servent de toile de fond au récit et donnent une autre dimension à ce que vivent Sughrue et ses comparses tout au long du roman. C’est également l’occasion pour Crumley de revenir sur le difficile passage des sixties insouciantes aux années 70 qui marquèrent cruellement la fin de nombreuses illusions.
» Comment t’es-tu senti, là-bas, dans la bagarre avec les camionneurs ? – Vieux. Ce fut sa seule réponse. – Ouais, moi aussi, dis-je. Tu sais, cet enfoiré de patron de bar mexicain m’a dit que la guerre était un sport de jeune homme. On ne pourrait plus retourner dans la jungle, si ? – Non, sûrement pas, dit Frank. Ceci dit, vous savez quoi ? S’ils la faisaient comme il faut cette fois, j’irais tenter ma chance. – C’est comment, comme il faut ? – En laissant ceux qui font le boulot décider comment il faut le faire, dit Frank, mais je crois que la portée de sa phrase allait au-delà du seul Vietnam. »
Bien sûr, ici comme dans les autres romans de Crumley, il sera question de beuveries, de drogues diverse et variées en grande quantité, le lecteur aura droit à son lot de fusillades et d’explosions ainsi qu’à des dialogues aux petits oignons, et c’est aussi ce qu’on aime, ce sens de l’absurde, de la dérision comme armes face à la cruauté du monde.
Roman de la fin d’une époque, roman noir, mélancolique et furieux, Le canard siffleur mexicain touche malgré ses airs un peu boiteux et incite surtout à se replonger dans l’oeuvre de Crumley, dont quelques chefs d’oeuvre sont ressortis récemment chez Gallmeister (on pensera en particulier à La danse de l’ours et au Dernier baiser), en attendant la suite. On savourera également les illustrations signées Rabaté, aussi sobres que les personnages de Crumley sont assoiffés.
« Quelque part en chemin,(…) les Américains avaient oublié de s’amuser. Au nom de la santé, du goût et de ce qu’il est politiquement correct de dire et de penser d’un bout à l’autre du spectre, on nous apprenait à bien nous tenir. L’Amérique était en train de devenir un parc à thème, et ce parc n’était pas un parc de loisirs – plutôt un Disneyland fasciste. »
Il n’est pas sûr que Crumley, disparu en 2008, aurait davantage apprécié l’Amérique de 2019 …
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos – Illustrations de Rabaté – 23€40.