Depuis la parution en France de Water music, en 1988, Tom Coraghessan Boyle (de son vrai nom Thomas John Boyle) n’a jamais cessé de publier, proposant aujourd’hui avec Voir la lumière son 17ème roman. Si l’on y ajoute 9 recueils de nouvelles, on ne pourra qu’être impressionné par la constance et le rythme d’écriture auxquels s’astreint Boyle ainsi que par l’exigence qui semble le guider malgré la diversité des thèmes abordés tout au long de son oeuvre.
Observateur infatigable de son pays et de ses concitoyens, Boyle en décrit l’histoire et les névroses au fil de romans atypiques. L’immigration, l’écologie, la folie, la violence et la liberté sont ainsi des thèmes abordés à sa façon particulière. L’homme ne se pose pas en donneur de leçons, plutôt en chroniqueur attentif autant qu’inquiet. Ironique, mordant, parfois décalé, il rédige, livre après livre, une histoire de son pays, mettant en scène des épisodes ou des personnages peu connus, laissés plus ou moins volontairement dans l’ombre par l’histoire officielle. On ne s’étonnera donc pas qu’il s’intéresse avec Voir la lumière à la découverte de la molécule du LSD en 1943 et, surtout, à l’utilisation qui en sera faite 20 ans plus tard par le professeur Timothy Leary et certains de ses étudiants.
Fitz et Joanie sont jeunes et amoureux. Etudiants en psychologie, sous la houlette de Leary, le jeune couple et quelques autres disciples vont découvrir et expérimenter le pouvoir du LSD, avec l’objectif initial de rapporter aussi fidèlement que possible les « trips » vécus dans leurs expérimentations. Mis au ban de l’université de Harvard, Leary et ses élèves vont partir quelques semaines au Mexique avant de s’installer dans une grande propriété au nord de New-York, où l’expérience psychédélique pourra être vécue pleinement, sans avoir à subir les foudres d’une société enracinée dans des concepts archaïques et contraignants.
Figure centrale du roman, Timothy Leary est un personnage réel, au même titre qu’ Albert Hofmann ou Ken Kesey (qui y font également une apparition). Né en 1920 et disparu en 1996, il est l’initiateur de ce mouvement collectif de recherche et d’émancipation qui le conduisit à fonder la communauté dont Voir la lumière raconte la naissance, l’apogée et, surtout le déclin. Car, si l’histoire est connue, ses protagonistes ignoraient bien évidemment comment elle se terminerait. L’expérience psychédélique avait pour buts d’ouvrir la conscience et d’accéder ainsi à une autre dimension dont la connaissance permettrait l’avènement d’un nouveau monde. Disciplinés et fermement convaincus de l’importance de retranscrire leurs voyages mentaux, Fitz, Joanie et les autres semblent finalement se faire dépasser par l’objet de leurs études. Les prises de LSD devenant plus fréquentes et moins encadrées, l’objectif initial de l’expérience semble disparaître peu à peu des esprits, au détriment de tensions liées à ce mode de vie communautaire et à une liberté sexuelle que toutes et tous ne vivent pas de la même manière. Vivant reclus au sein d’une propriété à l’abri des regards, les adultes finissent par perdre tout sens de la réalité au profit d’un besoin permanent de ce « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud, oubliant en chemin l’éducation de leurs enfants ou l’importance de leur famille.
« Elle regarda autour d’elle et vit que tous étaient blottis les uns contre les autres mais par petits groupes, mari, femme et enfants réunis (…) comme si tout jusque-là n’avait été que pour la galerie et que, lorsque le monde les prenait à la gorge, ils baissaient les masques. Ils n’étaient pas une grande famille. Seulement un ramassis d’étrangers unis par une drogue, juste une drogue, rien d’autre. »
Récit implacable de la dissolution d’un idéal dans les excès de l’expérience psychédélique, Voir la lumière excelle à décrire ce que seuls les protagonistes ne voient pas arriver, cette érosion des illusions originelles, cette explosion progressive des consciences, capable de venir à bout des rêves les plus forts. A ce titre, la rencontre avec Ken Kesey et ses Merry Pranksters dans la dernière partie du roman reste emblématique de l’échec collectif que constitue la tentative de Leary et des siens. Passant insensiblement du statut de professeur à celui de gourou, celui-ci illustre parfaitement le glissement progressif que vivra la communauté avant son effondrement. Chronique d’un échec, ce nouveau roman de T. C. Boyle est aussi la peinture d’une époque charnière où l’on pouvait avoir l’impression de pouvoir changer le monde uniquement grâce aux drogues et à la puissance du cerveau. Plus dure sera la chute …
Yann.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Turle.
Voir la lumière, T. C. Boyle, Grasset, 500 p., 24€.