« Il y en a combien comme vous ?
Le garde haussa les épaules et fit claquer sa langue contre ses dents. Turner le frappa du bout des doigts en fer de lance, droit dans le foie, sur un point du méridien 13, juste au-dessous de ses côtes flottantes droites. Le garde s’affala à plat sur le capot et glissa à genoux devant la voiture. Il vomit sur la grille du radiateur. Turner jeta le pistolet et les clés à l’arrière de son Land Cruiser puis s’accroupit à côté du garde qui haletait, tandis que la vague de douleur refluait de son ventre, atteignant un niveau plus tolérable. Elle allait rester là, clapotant aux limites de la diarrhée et de la nausée, pendant une bonne demi-heure. »
Le Cap, Afrique du Sud. De nos jours. Une soirée bien arrosée entre potes, une maladresse, un accident et une jeune fille noire errant dans les rues, morte sous les roues d’un gros et rutilant 4X4. Dirk Le Roux, jeune homme afrikaner ne sait même pas qu’il a roulé sur quelqu’un. Sa mère, Margot, qui détient des mines de manganèse au nord du pays, n’est pas prête à ce que la vie de son fils soit parasitée par ce malencontreux accident, surtout pour une gamine dont tout le monde se fout et qui avait de toute façon peu de chances de s’en sortir dans la vie. Elle va utiliser ses colossaux moyens pour que Dirk échappe à ses responsabilités et que le nom de la famille ne soit pas sali. Un flic noir de la criminelle, Turner, n’est pas de cet avis. Pour lui, la loi est la loi et la justice doit passer, quoi qu’il en coûte. À partir de là, le chemin de l’escalade est inévitable et va atteindre des niveaux que vous ne pouvez pas imaginer.
378 pages de folie, de furie, un torrent d’orgueil et de sang, une tornade de violence. Dans l’Afrique du Sud post apartheid, le passé est encore bien présent dans les esprits et dans certaines habitudes. Là-bas, le passé se trouve encore sous la forme de tâches de sang sur le sol. La réconciliation est un principe vertueux bien difficile à appliquer pour une partie de la population. Des rues nauséabondes et misérables des banlieues sénescentes au désert sans pitié, des gratte-ciels étincelants du Cap aux bourgades arriérées du nord du pays, il existe des chemins difficiles et dangereux, où la Loi n’a pas pris racine, où la Loi a la couleur de l’or, cet or qui rend fou, fait perdre les pédales aux hommes depuis que le premier œil humain s’est posé dessus. Ce livre je le place d’emblée sur le haut du panier, par l’écriture ciselée, par le rythme sans pitié, par son ampleur et sa démesure. C’est un western actuel, et pour ça, je remercie l’auteur parce que j’adore les westerns.
Tim Willocks écrit avec férocité. Un lion avec une plume très pointue. Un lion qui nous invente des personnages d’une réalité troublante, qu’on pourrait presque toucher tant ils sont justes et dessinés. On pourrait en croire certains un brin manichéens, mais ils sont simplement dotés d’un gros caractère et sont très déterminés, voire entêtés.
Ce qui surprend chez l’auteur, c’est ce côté réaliste. Cette Afrique du Sud, on s’y croit, tout apparaît sous la plume énervée de Willocks, on peut imaginer sans peine qu’il vit là-bas, qu’il en connaît chaque recoin et chaque sordide secret. Il y a un rythme dans cette histoire, très palpable et à la fois indéfinissable, qui porte très haut la narration, il y a de l’ampleur et de l’ambition, celle de ne pas conter une énième histoire noire avec un énième flic vengeur et incorruptible. Quand on ajoute à cela le tableau du pays, le passif racial, la fracture sociale qui saccage l’unité espérée, la misère des rues d’une catégorie bien précise (parce que les perdants du système ont toujours la même couleur), on se dit que ça va mal tourner. D’entrée, on est retourné par le niveau de violence de cette société, du peu de valeur d’une vie. Une valeur souvent corrélée à la couleur de peau, on y revient toujours. Ce qui estomaque aussi, c’est le niveau de corruption des institutions et au premier plan, la police. Je devrais dire les polices, tant le pays n’est de ce point de vue, qu’un vaste puzzle du nord au sud et d’est en ouest.
Il se dégage de l’écriture superbe de l’auteur, une sensation qui met mal à l’aise pour tout ce qui concerne le pays. Et c’est aussi pour cela que ce roman est une grande réussite. On est tenaillé par cette impression que chacun des habitants s’use en pure perte, que chacun gère l’urgence en attendant la catastrophe. Il y a comme un renoncement tacite, une grande fatigue qui incite à jouer la carte perso et à gagner ce qu’on peut, sauver ce qui peut l’être. La désespérance court les rues et appuie sur les têtes, elle déborde au-delà des villes et des townships, s’écoule dans le désert, ronge les bourgades perdues qui se ratatinent sous le soleil implacable.
« La terre avait gommé plus de vingt ans d’un travail de forçat, ne lui laissant qu’un trou dans la poitrine, là où aurait dû se trouver sa fierté. »
Dans ce flot de mélasse où presque aucun écho ne revient jamais, où aucun cri de rebondit jamais, quelques individus se tiennent encore debout, fiers, parce qu’ils y croient, parce que c’est la seule chose qui leur reste, parce qu’ils ont trop travaillé pour renoncer. Turner et Margot Le Roux sont de ceux-là. Margot, un sacré personnage. La femme forte pour un clan, celle qui décide, celle qui assume, celle ordonne. Il est intéressant Turner. De sa dégaine énergique, il piétine la caricature du flic dépressif imprégné d’alcool. C’est un homme qui a souffert, qui porte une douleur omniprésente, des images monstrueuses l’accompagnent, c’est son enfer et sa force. Turner est un bloc, un roc. Un spécialiste d’un art martial qui l’a aidé à survivre et à se reconstruire par la discipline, un art martial qui est comme pas mal d’arts martiaux, aussi un art de vivre.
Il faut avoir des tripes pour lire ce livre sans grimacer un peu, vraiment, ça tape fort. Au-delà de l’histoire, l’auteur nous pose des questions fondamentales. Il nous parle de l’hubris, cette chose qui est souvent fatale à l’être humain, l’orgueil immense, qui finit par aveugler, qui cadenasse la réflexion, qui efface le chemin de la raison devant ceux qui marchent et qui ne veulent rien lâcher.
La grande question : jusqu’où est-il raisonnable d’aller pour une idée, pour un but ? La justice justifie-t-elle tout ? Les sentiments familiaux supplantent-ils la Loi, l’argent a-t-il finalement une limite ? Cette limite est peut-être simplement le niveau de corruption et de cupidité qu’un homme peut digérer. À un moment, il n’est question de tout cela, il faut juste « gagner ».
Ce roman est le roman léché et classieux de l’orgueil, de l’entêtement et de l’extrême violence, sur fond de cupidité et d’aveuglement. Dans ce marigot aux éclats dorés, il n’y a plus de bons ni de méchants, plus de blanc et de noir, il ne reste que des hommes et des femmes prisonniers de leurs sentiments dichotomiques.
La mort selon Turner (prix Le Point du polar européen 2019) aurait pu être adapté par Michael Mann. Sam Peckinpah aurait adoré s’y coltiner.
À la fin, quand le désert retrouvera son calme, que le vent poussera les maigres herbes sur le disque de sel brûlant, il faudra beaucoup de volonté et d’estime de soi pour trouver un sens à tout cela. Mais peut-être qu’à un moment, quand on est allé trop loin, il faut aller jusqu’au bout. Ce roman d’une extrême violence marche sur les traces sublimes du western Impitoyable, de Clint Eastwood ou encore de L’homme des hautes plaines. D’ailleurs à un moment, on y trouve cette phrase que l’on prête à Confucius « Si tu veux la vengeance, creuse deux tombes. »
Ce roman va très loin, dans la violence (qui n’est jamais gratuite) mais aussi dans la réflexion sur les actes. Si loin que vous ne reviendrez peut-être pas.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Benjamin Legrand.
Seb.
La mort selon Turner, Tim Willocks, Sonatine / Pocket, 377 p. / 456p., 22€ / 7€95