L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
V.O. / V.F. :  traduction, l’autre voix – Entretien croisé avec Céline Leroy et Jacques Mailhos – Yann
V.O. / V.F. : traduction, l’autre voix – Entretien croisé avec Céline Leroy et Jacques Mailhos – Yann

V.O. / V.F. : traduction, l’autre voix – Entretien croisé avec Céline Leroy et Jacques Mailhos – Yann

Aire(s) Libre(s) poursuit son petit tour d’horizon des « gens qui font les livres ». Après une chouette rencontre avec Edith Noublanche correctrice-relectrice (que vous pouvez retrouver ici : https://aireslibres.home.blog/2020/02/28/splendeurs-et-miseres-de-la-correction-entretien-avec-edith-noublanche-yann/), nous avons cette fois posé quelques questions à deux personnes que l’on apprécie beaucoup par ici. Grâce à leur travail, nous avons pu lire en français les œuvres d’Edward Abbey ou Atticus Lish, Peter Heller ou James Crumley, Rebecca Solnit ou Benjamin Whitmer. Ils ont tous les deux accepté de répondre à quelques questions avec franchise et humour, honnêteté et clarté. Qu’ils en soient ici remerciés.


Pourquoi et comment devenir traducteur/traductrice ?

Céline Leroy : Pour ce qui me concerne, je suis devenue traductrice à cause d’une passion pour la littérature, les langues et l’édition avant tout, et ensuite à cause d’une haine très enracinée de la hiérarchie, des horaires de bureau et des bureaux eux-mêmes. Être traductrice, c’est s’autoriser à jouir de sa misanthropie pour pouvoir être vraiment utile au collectif (et je me réjouis chaque jour de ce paradoxe). J’adore être un maillon de la chaîne du livre, participer au travail d’équipe qu’est la réalisation d’un livre tout en étant libre de mon temps et en limitant le nombre de personnes à qui je dois rendre des comptes (en général ça se résume à l’auteur, l’éditeur et moi-même). Quant au « comment », j’ai un parcours d’une banalité à pleurer, mais auquel je tiens beaucoup parce qu’il m’a donné toutes mes bases et des opportunités qui ont été décisives pour moi. Donc : fac d’anglais jusqu’à plus soif, avec une partie « gros cafouillage », mais très instructive lors de mes années de thèse/monitorat, puis DESS (master pro) de traduction littéraire. Un des séminaires de DEA m’a permis de mettre un pied dans l’édition en rencontrant Dominique Bourgois des éditions Christian Bourgois (pour qui j’ai été lectrice puis traductrice), et le DESS m’a envoyée en stage chez Rivages, maison pour laquelle je traduis encore aujourd’hui.

Jacques Mailhos : Au départ, je n’étais pas parti pour être traducteur. J’ai fait des études d’anglais dans la filière très classique du bon élève à qui la chance sourit – bac littéraire, hypokhâgne, khâgne, puis Normale Sup’ – mais je n’étais à vrai dire pas parti pour devenir traducteur. J’étais parti pour être universitaire, enseignant-chercheur en littérature anglophone, spécialiste de Joyce. Mais après une maîtrise (aujourd’hui Master 1) sur le Moyen-Âge dans Finnegans Wake puis un DEA (aujourd’hui Master 2) sur “Joyce et l’art de la mémoire” – tous les deux sous la direction de Jean-Michel Rabaté, et qui m’ont tous les deux passionné, et m’ont permis de rencontrer des gens passionnants – je me suis retrouvé en thèse et j’ai plus ou moins perdu le fil de mon intérêt, de mon envie. Parallèlement, j’avais commencé à faire de la traduction, dans le cadre d’un séminaire de sociologie auquel je m’étais inscrit pour mon plaisir. Il s’agissait de traduire (« pour de vrai », professionnellement, avec contrats et salaires) des articles de sociologues américains (tels Everett Hughes, Howard Becker) pour publication dans des recueils de textes commentés, et j’y trouvais beaucoup de plaisir. C’était concret, c’était plaisant, je me levais le matin en étant raisonnablement heureux de me mettre au travail, et je me couchais le soir en étant raisonnablement heureux d’avoir avancé. J’avais d’un côté un grand projet à échéance lointaine (une thèse) sur laquelle je n’avançais pas, et de l’autre ces travaux de traductions qui me procuraient beaucoup de plaisir. Au bout d’un moment (un long, long moment pas toujours simple à vivre), j’en ai tiré les conséquences et j’ai décidé de travailler à « devenir traducteur ». J’ai traduit comme ça de la sociologie, de l’histoire de l’art, des choses dans le domaine des sciences humaines. J’ai aussi fait pas mal de traductions de guides de voyage pour les éditions Gallimard. J’avais très envie de traduire de la littérature, mais je n’y étais pas encore… Bien que n’y étant pas encore, je constatais cependant que je continuais à aimer ça, même pour des textes parfois très triviaux comme on peut en trouver dans les guides de voyage (les horaires d’ouverture et de fermeture des restaurants, on a beau faire, c’est fastidieux). J’aime écrire, j’aime tout dans le fait d’écrire, y compris le mouvement des doigts sur le clavier, la dactylographie. J’aime écrire, j’aime écrire sous contraintes, et la traduction est une très belle forme d’écriture sous contraintes. Bon, et puis en 2004, ou 2005, j’ai fait la rencontre qui a changé ma vie sur ce plan-là: j’ai eu la chance de rencontrer Oliver Gallmeister au moment où il allait fonder sa maison d’édition et cherchait des gens avec qui travailler. J’ai fait plusieurs bouts d’essai pour lui, mon travail lui a plu, et nous nous sommes très bien entendus. Depuis, nous sommes amis, je ne travaille pour ainsi dire plus que pour lui, et je traduis de la littérature américaine comme je rêvais de le faire. Toujours le coup du bon élève à qui la chance sourit, j’imagine…


Comment choisissez-vous les textes sur lesquels vous allez travailler ? Avez-vous, d’ailleurs, la possibilité de choisir ?

Céline : Dans la majorité des cas, on me propose des textes. J’acceptais tout à mes débuts parce qu’il faut bien gagner sa vie, se faire connaître, montrer qu’on peut avoir confiance en nous. Maintenant, je peux me permettre d’être plus difficile. Je prends parfois un texte simplement parce que c’est l’opportunité de travailler avec une nouvelle maison, une nouvelle équipe, mais dans l’ensemble, j’essaye de privilégier la qualité. Ce qui est beau, c’est quand on se connaît très bien entre éditrices et traductrices, et que les textes qu’on me propose sont justement ceux que je rêvais de traduire (c’est arrivé avec Deborah Levy qui sortira à la rentrée aux éditions du Sous-sol ; ou avec Jeanette Winterson et Aimee Bender aux éditions de l’Olivier, par exemple). Il m’arrive plus rarement de proposer des choses, comme ça a été le cas avec Renata Adler aux éditions de l’Olivier. Je ne manque pas d’idées, mais il n’est pas si simple de convaincre les gens, surtout si le texte n’est pas très « commercial », sans parler que le marché de la littérature étrangère est très tendu, rien ne se vend. Ou bien quand on trouve la maison idéale, il n’est pas évident de convaincre les (gros) agents de vendre le titre à un prix qui soit raisonnable. Ça peut être un frein énorme, surtout pour les petites maisons indépendantes qui ont pourtant beaucoup à offrir et qui se battent comme de beaux diables pour défendre leurs textes.

Jacques : Oliver Gallmeister, ou, depuis peu, Benjamin Guérif, me font des propositions, nous en parlons, et je les accepte. Oliver me connaît bien, il sait ce que j’aime, il connaît mes points forts (et certainement aussi mes points faibles), je n’ai jusqu’à présent jamais refusé aucune de ses propositions. Ma position actuelle est une position très luxueuse dans le paysage de la traduction, et j’en suis bien conscient. Accepter toutes les propositions qu’Oliver (ou, pour le dire de façon générique, les éditions Gallmeister) m’ont faites m’a également permis de varier les genres et les époques, ce qui, je pense, est vraiment bon pour moi. Si j’étais seul à choisir, je crois que je risquerais de finir par m’encroûter, ou par barboter dans une zone de confort rassurante, et ce ne serait vraisemblablement pas bon pour la qualité du travail.


Quel statut est le vôtre ? Qu’est-ce qui régit vos relations avec les éditeurs ?

Céline : Légalement je suis autrice, c’est écrit sur tous mes contrats et je suis payée en droits d’auteur. Ça n’est pas encore clair pour tout le monde, malheureusement. Pas tant côté éditeurs, la vaste majorité met notre nom en quatrième ou même, incroyable, en première (il reste quelques malotrus qui ne nous accordent que la page de titre, mais ils sont très minoritaires), mais plutôt côté presse, radio, télé, et pire encore chez les blogueurs (pas vous Aires libres, pas vous), youtubeurs et autres instagrameurs. Pour ce qui est de la presse/radio/télé, il y a du mieux, mais les arguments de pas de place/pas le temps sont vraiment choquants parce qu’on a affaire à des professionnels de la critique qui savent très bien l’importance de notre travail et que non, mentionner un nom prend peu de place et pas de temps. Pour les autres, c’est davantage une question d’éducation, ils sont passionnés par les livres et simplement « oublient » cette étape essentielle sans laquelle ils ne pourraient pas avoir accès à la littérature étrangère parce qu’ils ne connaissent pas notre métier, et donc omettent de nous mentionner. C’est à nous de faire de la pédagogie, mais je remarque que certains (peu nombreux heureusement) restent assez réfractaires, même après explication. Là, je pense que ça en dit long sur la psychologie de ces lecteurs/chroniqueurs et de leur rapport à l’auteur — j’imagine que c’est leur côté protestant, ils ne veulent pas d’intermédiaire entre l’auteur-Dieu et eux. Bon, pourquoi pas. Ce manque de respect pour notre art et notre engagement est désagréable, mais à ce niveau, je ne peux rien pour eux.

Quant à ce qui régit mes rapports avec les éditrices et éditeurs, je dirais que c’est en premier lieu la confiance (je m’efforce de rendre du travail de qualité en temps et en heure, je suis réactive au moment des corrections, je relis les épreuves sérieusement, etc.) et pour celles et ceux avec qui je travaille régulièrement depuis longtemps, l’amitié. Une amitié qui n’est en rien une entrave à l’exigence de qualité, au contraire. L’amitié quand elle est solide permet de parler franc sans que l’ego s’en mêle, ce qui facilite le travail et crée des textes de meilleure qualité. Pour les gens que je connais moins, des assistantes d’édition/relectrices/correctrices (je le mets au féminin puisque ces métiers sont majoritairement occupés par des femmes) avec qui je travaille pour la première fois, la confiance et le respect mutuel, la prise en compte de nos contraintes respectives, la bienveillance. Il peut y avoir des pressions. Pas forcément exercées par les personnes elles-mêmes, d’ailleurs, mais plutôt dues aux exigences du système de production. Il faut travailler là-dessus, mais encore une fois, avec du respect et une conversation franche, on peut résoudre beaucoup de choses ou du moins trouver de bons compromis.

Jacques : J’ai un statut d’auteur, payé en droits d’auteur. Un contrat par ouvrage, aucun lien ni contrat d’exclusivité avec la maison Gallmeister, juste une fidélité, une amitié, et un immense plaisir professionnel.

J’imagine que vous n’appréciez pas forcément chacun des textes sur lesquels vous devez travailler. N’est-il pas plus difficile de s’investir sur un texte qui, au mieux, vous laisse indifférent(e), au pire vous déplaît ?

Céline : Ah ça, mes amis… Il y a des gens hyper doués qui ont un talent incroyable pour gérer les mauvais textes ou les textes qu’ils n’aiment pas. Je n’ai pas trop ce talent, malheureusement, et traduire un texte qui me déplaît m’est vite douloureux. Après, je ne pointe pas à l’usine, je ne respire pas de l’amiante pour gagner ma vie. Donc pendant quelques mois, je prends mon mal en patience, me refais du thé et double ma consommation de chocolat. Ça pourrait être pire. Et puis on n’est jamais à l’abri d’une surprise, tout texte, quel que soit sa qualité, peut nous apprendre quelque chose, sur la traduction ou sur nous-mêmes (notamment sur notre patience et nos addictions).

Jacques : Là encore, j’ai l’immense chance de ne plus avoir à travailler que sur des textes de qualité. J’ai bien sûr des préférences, mais qui ne changent pas forcément grand-chose dans mon travail quotidien. Le plaisir intellectuel (résoudre des problèmes de langage) et physique (taper sur le clavier) est à peu près le même quel que soit la qualité du texte que je traduis. J’ai pris beaucoup de plaisir à traduire des romans pour la collection Harlequin, il y a bien longtemps de ça, quand j’avais vraiment besoin de trouver des contrats. Dans mon expérience, ce qui peut rendre le travail de traduction pénible, ce sont les textes mal écrits, confus, maladroits, etc. Et je ne rencontre plus ça depuis que je travaille pour les éditions Gallmeister. Je crois, en revanche, que je ne pourrais pas traduire des textes que je jugerais idéologiquement détestables – racistes, xénophobes, homophobes, etc.


Avez-vous déjà renoncé à terminer une traduction en cours ? Si oui, pour quelles raisons ? Quel serait votre cauchemar de traduction ?

Céline : JAMAIS DE LA VIE !!! Et puis ça m’aurait mise dans de beaux draps, tiens. En revanche, il m’est déjà arrivé de manquer à ce point de confiance dans mes qualités de traductrice que j’ai bien cru ne pas pouvoir arriver au bout du travail tant le monument était grand (coucou Leonard Michaels). Heureusement que l’orgueil est là. Par superstition, je ne préfère pas mettre de mots sur mes cauchemars de traduction, on ne sait jamais. Non, mais plus sérieusement, le monde est déjà assez instable comme ça, ainsi qu’on le voit en ce moment : un jour je me prépare à une exaltante résidence de traduction au Texas, le lendemain je me demande s’il est vraiment raisonnable de descendre chercher le courrier. Donc, ne chargeons pas la mule en imaginant des cauchemars et affrontons les choses les unes après les autres.

Jacques : Oui, une fois, pour des raisons de santé (sérieuses, mais passagères, pas d’inquiétude). Il s’agit du roman d’Edward Abbey, Seuls sont les indomptés, pour lequel ma talentueuse collègue Laura Dérajinski a très gentiment et très brillamment repris le flambeau à peu près à mi-parcours. Mon cauchemar de traduction serait d’être obligé (du genre, avec un pistolet sur la tempe) de traduire le texte d’un néo-nazi qui écrirait avec ses pieds. Je suis assez tranquille sur ce front-là.



Ne rencontrez-vous jamais la tentation de « réécrire » ou d’améliorer certaines phrases, tournures, qui vous sembleraient faibles ou maladroites ?

Céline : Si, et ça n’est pas qu’une tentation, mais je ne dirai pas pour qui je l’ai fait. En toute modestie, je crois aussi avoir trouvé des jeux de mots bien meilleurs (j’ai dû me déclarer vaincue sur d’autres, bien sûr, c’est le jeu de la traduction). En fait, le problème de la traduction, c’est que c’est un art-loupe (pas un art loupé, attention) : si une phrase est bancroche dans la VO, elle sera limite illisible dans la traduction, il faut donc savoir être un peu pneumatique (pas sûre que ma métaphore soit claire, mais bon, je la garde), savoir rebondir, s’éloigner un peu, arrondir les angles ou les affûter, en fonction de la phrase, du contexte, des sonorités etc. Et à vrai dire, il en va de notre propre crédibilité puisque que l’on sait bien que quand quelque chose achoppe dans une traduction, c’est toujours de la faute des traducteurs…

Jacques : C’est compliqué. La réponse courte est « non ». En grande partie parce que j’ai la chance de travailler sur des textes de grande ou de très grande qualité.

Photo : Yann Leray

Peut-on, d’après certains des textes sur lesquels vous avez travaillé, élaborer un portrait de vous, ou une ébauche, en déduire certains aspects de votre personnalité ou de vos engagements ? Je pense en particulier à l’écologie pour Jacques, avec les livres d’Edward Abbey ou au féminisme pour Céline, avec ceux de Rébecca Solnit ?

Céline : Mmmmm, oui, toujours se méfier de ceux qui traduisent essentiellement des histoires de serial killers. Je rigole, je rigole, mais cette histoire de « dis-moi qui tu traduis, je te dirai qui tu es » n’est qu’en partie farfelue. Elle n’est pas valide dans le sens où pour beaucoup, nous ne choisissons pas nos textes, mais c’est vrai qu’au bout d’un certain temps, comme je le disais plus haut, les éditeurs connaissent nos affinités. Le tout, à moins d’avoir des goûts (et des capacités) très limités, c’est de ne pas se faire non plus enfermer dans une case comme cela arrive parfois à certains acteurs. De mon côté, c’est vrai que j’aime bien pouvoir, par la traduction, défendre des voix d’autrices, de faire entendre des femmes, leurs histoires et leurs réflexions. Porter leur voix et leurs récits, c’est à chaque fois rappeler que nous sommes là, que nous avons droit de cité. C’est aussi montrer la diversité de leur palette. Mais il me reste encore bien des choses à explorer, notamment côté poésie. Mes traductions parlent pour moi en partie, mais en partie seulement.

Jacques : Là aussi, c’est une question compliquée. Je me répète un peu, mais j’ai la chance de travailler sur des textes que j’aime (je peux les aimer à différents degrés, et de différentes façons, mais je les aime tous). De là, il est tout à fait possible que, pris ensemble, ils tracent une sorte de portrait de moi. Je pense surtout qu’on ne côtoie pas des livres de ce genre avec l’intensité avec laquelle on les côtoie quand on travaille à les traduire sans qu’ils aient un effet sur vous, sans qu’ils vous façonnent, vous transforment, vous améliorent un peu.

Photo : Yann Leray


Vous êtes-vous déjà confrontés à la traduction simultanée, que ce soit pour des entretiens ou des conférences, par exemple ? Si oui, qu’avez-vous pensé de l’exercice ?

Céline : Oui, il m’arrive de faire de l’interprétariat, mais c’est exceptionnel, seulement pour certains auteurs et dans certains contextes. Je ne me verrais pas le faire à la radio, par exemple. L’interprétariat est un métier à part entière qui exige des qualifications que je ne possède pas et je préfère toujours laisser la place aux professionnel(le)s. C’est aussi plus respectueux de l’auteur, il me semble. Mais de temps en temps, ça peut être amusant, surtout si on est très complice de l’auteur. Ça décrasse d’autres zones du cerveau (et c’est absolument éreintant).

Jacques : Ça m’est arrivé, effectivement, à l’occasion de la venue en France d’un auteur ou d’une autrice que j’ai traduit•e, ou pour rendre service (et par plaisir) aux formidables libraires de ma ville à l’occasion de telle ou telle rencontre. C’est un métier radicalement différent de la traduction littéraire. C’est plaisant (je pense que le côté « rencontre avec le public » est très plaisant), mais c’est mentalement épuisant, quand on n’a pas l’entraînement, quand on n’a pas été formé pour. Ça peut être parfois aussi un peu frustrant, comme quand on trouve trois heures plus tard la formule qui aurait parfaitement exprimé la pensée de l’autrice ou de l’auteur. Trois heures plus tard, à l’oral, c’est trop tard.

Il a beaucoup été question, ces dernières années, du statut des auteurs et, dans une moindre mesure, de celui des traducteurs/traductrices. Comment envisagez-vous l’avenir de la profession ? Quels sont vos espoirs et vos craintes ?

Céline : [Un abîme s’ouvre devant le personnage] TRADUCTRICE : aaaaaaaargh.

Il y a encore beaucoup de choses à accomplir, de bataille à mener et une organisation comme l’ATLF s’y attelle vaillamment. Je ne vais pas revenir sur l’histoire des cauchemars évoquée plus haut, mais mes craintes concernent sans grande surprise les effets de la crise actuelle. Avant même l’apparition de ce satané virus, la littérature étrangère était en crise et se vendait moins. Des gens parlent de réduire la voilure (limiter le nombre de publications), ce qui paraît sain vu la surproduction, mais cela se fera forcément au détriment de quelqu’un. Qui va trinquer ? La littérature étrangère ? Est-ce que cela va avoir un effet sur la diversité des titres, un impact sur leur qualité ? Les incertitudes sont innombrables.

Jacques : J’ai l’impression qu’il y a, depuis au moins une quinzaine d’années, un mouvement vers plus de visibilité, plus d’intérêt accordé aux traductrices et traducteurs et au métier qu’elles et ils exercent. On le voit par exemple au succès que recueillent les “joutes de traduction » que certains festivals organisent. C’est une bonne chose, et je m’en réjouis.


Quels auteurs trouve-t-on dans vos panthéons personnels ? Quels livres auriez-vous aimé traduire ?

Céline : Dans mon Panthéon, entre autres, Sebald. J’aurais aimé baigner dans ces faisceaux d’indices mystérieux à tenter de mettre de l’ordre dans le chaos de l’histoire. Mais en tant que traductrice, j’ai du mal avec les phrases très sinueuses donc grâce soit rendue à Patrick Charbonneau. J’aurais aussi adoré traduire les Waterfront Journals de David Wojnarowicz, mais je ne doute pas que Laurence Viallet, éminente traductrice, éditrice et spécialiste de cet artiste s’en chargera avec toute l’électricité nécessaire à rendre ces micro-tranches de vie américaine racontées dans le livre. Mon Panthéon s’apparentant plutôt à un Tonneau des Danaïdes, je préfère ne pas donner de noms au-delà des deux cités ci-dessus, j’aurais peur d’en oublier, mais il est peuplé de femmes et d’hommes de tous horizons et je me régale déjà de découvrir ceux qui ont encore à y trouver leur place.

Jacques : Mon panthéon personnel comprend pas mal d’auteurs français, Perec, Échenoz, Manchette…, pour qui la question de la traduction ne se pose pas (je veux dire, ne se pose pas à moi, elle se pose à mes collègues anglophones qui traduisent du français vers l’anglais). Quant aux auteurs anglophones, je crois que j’aurais aujourd’hui tendance à mettre dans mon panthéon la quasi-totalité des auteurs que j’ai traduits pour les éditions Gallmeister. Non pas qu’ils soient intrinsèquement meilleurs que d’autres, mais parce que le fait de les avoir traduits m’a procuré une forme d’intimité avec eux que je n’ai pas pour les auteurs que je me suis contenté de lire. Avec une exception peut-être pour Joyce, sur lequel j’ai beaucoup travaillé, il y a longtemps.


Votre plus grande fierté ? Votre plus grand plaisir ?

Céline : Fierté d’avoir réussi à établir un semblant d’autodiscipline pour mener ce travail à bien. Fierté de voir les auteurs que j’ai traduits être lus et aimés. Le plus grand plaisir, le moment de plus grande exaltation, c’est quand on me contacte pour me proposer quelque chose, l’idée de découvrir un nouvel auteur, de lancer une nouvelle collaboration, de porter une nouvelle voix.

Jacques : J’ai beau ne pas être dupe quant à l’immense degré de chance qu’il faut avoir pour être lauréat d’un prix quelconque dans le domaine de la littérature, je ne peux m’empêcher d’avoir une affection (et une fierté) particulière pour ma traduction de Désert Solitaire, d’Edward Abbey, qui m’a valu en 2011 à la fois le prix Maurice-Edgar Coindreau (meilleure traduction de littérature américaine) et le prix Amédée Pichot de la Ville d’Arles (meilleure traduction toutes langues confondues). Je suis aussi très fier d’avoir eu la chance de traduire ce grand classique qu’est le Walden, de Thoreau. Quant à mon plaisir, il était très grand pour les deux œuvres que je viens de citer, mais il a été grand aussi pour beaucoup d’autres – sinon pour tous, en fait. J’ai essayé de les lister ici, je n’y arrive pas, je sais que je vais en oublier, et ce ne serait pas juste.

Yann.

3 commentaires

  1. Merci beaucoup pour ce billet, très très intéressant.
    Je trouve que le sujet de la traduction littéraire est passionnant. Je ne pense pas avoir lu de livres traduits par Céline Leroy mais j’ai lu plusieurs traductions de Jacques Mailhos, grande fan que je suis des éditions Gallmeister.

    1. lerayyann

      Merci Emma pour votre retour ! A titre personnel, en ce qui concerne les romans traduits par Céline, j’ai été très marqué par « Parmi les loups et les bandits » d’Atticus Lish, paru chez Buchet-Chastel (il apparaît d’ailleurs sur la photo en fin d’article). Bonne journée. Yann.

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