« Le clair de lune poudrait les champs et couchait sur la route blanche l’ombre des arbres. La nuit avait détaché les bois ancrés au sol et on les voyait prendre la mer, sur la brume infinie. Là-bas, le canon fatigué n’aboyait plus. »
Presque dix minutes. C’est le temps que j’ai mis pour choisir le morceau de texte qui servirait d’exergue, comme une grande et magnifique fleur à la veste d’un jeune homme. J’en avais plein mon carnet. Il regorgeait de passages tous plus sublimes les uns que les autres. Il ne se passait pas dix pages sans que je fusse estomaqué par ces fulgurances poétiques aux relents de cordite, de fumées âcres et de terre retournée cent fois. J’étais écartelé entre continuer ma lecture et cueillir ces trésors, les relever un à un pour vous les montrer comme un enfant surexcité fait découvrir à ses parents un petit animal fabuleux qu’il a trouvé sur son chemin.
À maintes reprises, j’ai interrompu mon épouse dans sa propre lecture (ce qui est sacrilège) pour lui lire un passage, un paragraphe. C’était trop d’émotions, je ne pouvais pas les garder pour moi seul, elles devaient jaillir, en mots bien ordonnés et superbes, fiers d’eux, de leur sonorité, de leur agencement, de ce tableau qu’ils faisaient en se donnant la main. Et soudain, pendant que je lisais à haute voix, nous étions transportés ailleurs, en ces lieux ravagés de colère d’acier, sous ce ciel froissé et sans fin. Nous étions dans nos lits avec les mille voix des grillons qui faisaient irruption par la fenêtre ouverte et en même temps, nous étions avec eux, ces poilus attachants, courageux ou veules, gouailleurs ou taciturnes, jeunes et moins jeunes. Nous étions repliés avec eux dans ces « gourbis » creusés dans les boyaux de la ligne de front, à relire la dernière lettre reçue plaquée contre le cœur, à espérer que l’attaque ne sera pour tout de suite – qu’elle incombera à la relève – à contempler la face déformée des copains par la lueur faiblarde d’une bougie.
Oui, allongé dans mon lit ou assis dans un siège quelconque, j’ai fait cette guerre à ma façon, comme un spectre flottant au-dessus des explosions, de la boue qui ne lâche pas sa prise, de la pluie qui gorge les capotes et les vêtements. Grâce à Roland Dorgelès, ce grand écrivain, je sais un peu mieux comment cela s’est passé. J’ai tellement peur de gâcher ce livre, de mal en parler, lui qui mérite tant et plus. Tout le monde devrait lire Les croix de bois, et y réfléchir à deux fois avant de célébrer la guerre, sale ou propre, d’hier ou d’aujourd’hui, avec sa boucherie banale ou ses frappes « chirurgicales ».
J’ai tellement peur de passer à côté, de galvauder, de les trahir un peu ces combattants étouffés par les décennies, recouverts par la boue du siècle écoulé, ceux qui ont souffert à un point que vous ne pouvez pas imaginer, n’essayez pas, vous serez loin du compte. Comme je m’y suis attaché à cette escouade, cette poignée de trouffions venus de toute la nation, et de toute la république puisque les tirailleurs d’Afrique étaient là aussi, et pas pour faire de la figuration. Il n’y avait pas de photos dans le livre, mais pourtant je vois distinctement les figures sales de Sulphard la grande gueule, Fouillard le cuistot, Broucke le chtimi à la locution cryptée, Bouffioux le pleutre, Bréval le grand échalas, le petit Belin si discret, Gilbert le dernier arrivé, Vairon, Lemoine, le sergent Ricordeau, tous, je vois leurs visages à tous. Pire, j’entends leurs voix. Je les entends rire comme je n’ai peut-être jamais ri, lors d’une soirée dans les lignes proches du front, là où se reposent les compagnies relevées. Je les revois profiter de ces jours de répit trop courts, parce qu’ils les savourent car ils savent que ce sont peut-être leurs derniers. Les derniers des derniers.
Ce roman, ce n’est pas la Grande Guerre des livres d’histoire. C’est un lambeau détaché pour circuler dans nos mains d’ignorants, pour qu’on le touche, qu’on le scrute et qu’on l’écoute. Grâce à la plume de l’auteur, nous avons une vision au plus près, une vision à l’échelle de l’escouade. Chaque jour qui déchire le rideau de la nuit apporte son lot d’incertitudes, avec les rumeurs qui naissent et qui meurent comme elles ont surgi, avec les ordres parfois stupides, les corvées et les brimades, la chaleur humaine quand les fantômes en uniformes se rassemblent autour du « rata », le repas qui structure la journée et fait tenir.
Roland Dorgelès y était, il a fait la guerre et il a survécu. Ce n’est pas rien. Il nous raconte les attaques qui coûtent en hommes pour emporter un bosquet qui sera perdu le lendemain. Il nous raconte la promiscuité, le brassage hors du commun des hommes, les paysans et les ouvriers, les instituteurs et les facteurs, les relieurs et les maçons, venus des contrées les plus reculées ou de la grande ville, de Paname aussi. Il nous montre au ras du sol, ce que voyaient ses camarades, il nous donne la vision qu’ils avaient de tout ce bazar sanglant. Que lorsqu’ils attaquaient, ils n’avaient aucune conception d’ensemble, ils ignoraient ce que faisait le reste de la compagnie, comment combattait le reste du régiment et où, et plus loin encore, ce qui se jouait au niveau de la division et du corps d’armée. Juste leur petit bout de terre, ce champ lacéré, méconnaissable, ces quelques centaines de mètres où allaient se jouer leurs vies. Ce carré de terre et rien d’autre.
Je crains de rater ma chronique, je pourrais, pour compenser, prélever de cet ouvrage des passages plus sublimes que les sublimes lueurs matinales ou crépusculaires, et les essaimer ici et là. Mais ce serait faire faire le boulot à Dorgelès lui-même, et il a déjà tant fait. Ce serait comme acheter un remplaçant pour faire la guerre à ma place, vous savez, cette vieille tradition aristocratique et bourgeoise. Si je faisais cela, je ne mériterais pas ce livre.
Alors voilà, j’écris, je vous livre les fragments de mon cœur cassé par les lignes de Roland Dorgelès, ce poète remarquable, qui tricote de la beauté au kilomètre, qui la tisse dans la douleur, dans le sang, qui nous dit la perte, la fraternité, ceux qui ne reviendront pas, ceux qui reviendront mais seront quand même absents, tout cela et le reste, vaste comme le front de la Somme, gris comme l’Argonne, hérissé de croix de bois, trop nombreuses, bien trop nombreuses, de simples croix pour dire les hommes qu’ils furent, et si justice il y a en ce bas monde, c’est qu’il y a eu un incroyable écrivain pour les raconter, et ses mots les placent très hauts, à la place qu’ils méritent.
La langue de Dorgelès est leur plus belle médaille, son roman, un monument pour eux tous.
« Soigneusement, comme il faisait toute chose, le petit Belin préparait son lit. Il étendait d’abord sa toile de tente, puis, en guise d’oreiller, il enfonçait sa musette sous la paille. Pour avoir chaud aux pieds, il les glissait dans les manches de sa veste, puis il s’enroulait dans sa large couverture pliée en deux et adroitement, comme un pêcheur lance l’épervier, il jetait sa capote sur ses jambes. Alors on ne voyait plus qu’un petit coin de figure satisfaite, par la lucarne du passe-montagne tricoté : Belin était couché. »
Il y a tout dans ce paragraphe. Absolument tout. En quelques mots efficaces, on nous offre la promiscuité, un personnage attachant (Belin), une image saisissante (le pêcheur qui lance l’épervier), de la débrouillardise (Belin qui fait son lit), un torrent de tendresse et une grande poésie.
Lisez Les croix de bois, ça vaut bien toutes les cérémonies du 11 novembre.
Seb.
Les croix de bois, Roland Dorgelès, Le Livre de Poche, 252 p. , 5€90.