« Quand le désespoir l’anéantissait, quand il ne supportait plus rien, même pas lui-même, Jack partait se régénérer sur les docks. Ann l’avait dit : les hommes qui souffrent le plus mal sont ceux qui se vengent. Et ce soir encore, Jack Fitzgerald errerait entre les ombres mal définies de Quay Street à la recherche de sa propre ordonnance. »
L’inspecteur Jack Fitzgerald est un flic d’origine maorie. Plutôt expéditif et violent, il tente de surnager dans l’océan du désespoir depuis que sa femme et sa fille ont disparu 25 ans plus tôt. Pour lui, chaque affaire qui se présente est peut-être la clé de cette double disparition, et chaque déception ouvre la porte à une vague d’amertume violente qui le détruit un peu plus. La découverte d’une jeune femme assassinée et mutilée relance sa quête et sa douleur. Epaulé par une jeune criminologue, « Fitz » comme on l’appelle, va s’engager sur cette enquête avec tout le désespoir et la peine qu’il a emmagasinés en lui et ce jusqu’au feu d’artifice final.
Lorsque j’ai ouvert ce roman je m’attendais à retrouver la fine et magnifique écriture de l’auteur de Condor. Pour le coup j’ai été un peu déçu. Mais je relativise, le livre que voici est bon, il paye simplement la note inévitable des péchés de jeunesse accumulés (Haka est seulement son troisième roman, il est sorti en 1998 aux Editions Baleine.) Quand j’ai lu Haka, je me suis dit par moments que l’auteur en faisait trop, qu’il allait chercher trop loin certaines images, que certaines métaphores souffraient d’obésité. C’est assez typique chez les auteurs qui sont en devenir et qui donnent tout, parfois trop (c’était le cas à l’époque où Ferey écrivit ce roman), ils se cherchent, tâtonnent, appuient un peu trop fort sur le champignon.
Cela dit, sous ce léger embonpoint, on perçoit très bien le talent, il est là, dans les lignes, dans les pages, parfois un peu étouffé par « le mieux qui est l’ennemi du bien », mais tout est déjà là, seulement avec un peu de surcharge. Le style de Caryl Ferey jaillit par instants, éclairs fugaces et insaisissables, laissant dans mon esprit la traînée bleutée de leur beauté. Une fois remis, je n’attendais plus que le prochain éblouissement, sans avoir la moindre idée de quand cela arriverait.
Caryl Ferey nous raconte des histoires, il sait très bien faire cela. Pour cette raison, je n’ai eu aucune difficulté pour entrer dans son récit. Sa « patte », se reconnaît immédiatement, ses « marottes » aussi. Il y a dans Haka une approche sociale et politique, écologique aussi. Ce n’est pas un hasard si « Fitz » est un métis avec du sang maori. L’auteur se positionne d’instinct du côté des indigènes avalés et digérés par le monde occidental. La Nouvelle-Zélande est un superbe pays, l’un des plus beaux de la planète, mais ce fut aussi une colonie où la loi des blancs arrivés en bateaux fut imposée à tout le monde. Haka parle aussi de cela, avec ces descriptions qui sentent le vrai, ces maoris alanguis dans les rues, abrutis d’ennui, sans travail, sans ressources, imprégnés de drogue, coupés de leurs racines et de leur histoire parasitée par l’irruption des colons européens, surtout anglais. En matière d’aventure coloniale, l’histoire ne réserve aucune surprise, où que ce soit dans le monde, le colon prend le pas sur l’indigène, qu’il soit Sioux, Mapuche, arabe, aborigène ou maori.
Dans ce roman policier très noir, j’ai trouvé un sacré rythme, des descriptions vraiment à la hauteur, qui servent l’histoire et plantent une atmosphère. Si vous êtes des habitués de cet auteur multirécompensé (prix SNCF du polar et prix Sang d’encre 2005, Grand prix de littérature policière 2008, prix Landerneau 2012, prix Mystère de la critique 2009), vous savez que la violence est une constante de ses romans, et que l’espoir se cherche avec une lampe faiblarde dans une nuit absolue.
Le personnage de Jack Fitzgerald possède un bel ADN. Le bonheur total pour une histoire noire. Un colosse qui s’est éteint 25 ans plus tôt, quand il a perdu sa femme et sa fille. Et il n’y a rien de pire que de ne pas savoir. L’homme s’accroche à son job comme à une bouée, il n’a plus que cela. L’affaire de la disparition de sa famille l’obsède. Quand il se réveille c’est l’objet de sa première pensée, quand il se couche c’est la dernière image et quand il dort il en rêve. Le jour, il traque l’indice, la coïncidence qui le mettrait sur la piste de ce drame personnel, et il trouve toujours un moyen de croire que chaque affaire sera celle qui le mènera à la résolution du mystère. Ce colosse qui peut se montrer violent a un côté désespéré qui le rend attachant. C’est un homme perdu dans sa colère, qui se noie un peu plus à chaque aurore, et qui se débat parce qu’il n’a pas renoncé à savoir. Son cœur est mort de peine, seul son cerveau fonctionne. Fitz, c’est un ours blessé en quête perpétuelle.
Autour de lui, un aréopage de personnages masculins et féminins brouille les pistes avec soin, colore le récit, apporte l’incertain et la poésie, la mort et la souffrance, l’amour et la colère, c’est selon.
Haka c’est deux mondes qui se télescopent, deux mondes qui ne peuvent pas s’entendre sans se dénaturer, deux mondes qui se rendent coup pour coup. C’est saignant à souhait, ça cogne dur, ça cogne fort, la seule issue c’est qu’il n’y a peut-être pas d’issue, le KO guette. Je suis sorti groggy de cette folie, et vous n’y échapperez pas non plus.
« Eva était grande et souple, portant la mort avec élégance – et la vie par inadvertance. Ils se reniflèrent, prêts à former la meute, mais la louve était du genre à ne pas se mélanger. »
Seb.
Haka, Caryl Ferey, Folio Policier, 435 p. , 9€70.