Ils étaient trois dans un nid…
C’est la ritournelle qui m’est revenue lorsque j’ai repensé à eux, ces trois-là.
« Ils étaient trois dans un nid et l’un d’eux leur dit « Poussez-vous, poussez-vous », ils se poussèrent tous… » mais personne ne tomba du nid.
Pas tout de suite, pas vraiment.
Ils se poussèrent tous et furent cinq dans le nid.
Le nid, c’est la forêt.
Ces trois-là ont les cheveux blancs et deux boucles à leurs décennies. Ils ont dressé leur majeur à la société et fait trois grands pas de côté, un écart. Ils ont disparu des cartes. Et ils rient sous cape derrière leur rideau de forêt. La vie comme ils la veulent et fuck les injonctions.
« J’ai rencontré des vieillards décatis, à peine capables de lever leur verre, qui vivent comme des ombres parmi les buveurs de bière et s’en trouvent fort bien. Ils ont leur table dans un coin retiré, parfois se font inviter, des buveurs qui ont le goût d’un vieux à leur table. On leur demande une histoire, on les taquine, on les bouscule gentiment, et puis, on les oublie. ils se retirent à heures régulières pour une sieste dans leur chambre, au sous-sol habituellement, une chambre sombre et humide, bien souvent sans fenêtre, qui empeste le chausson et le tabac. Ils seraient bien étonnés si on leur demandait s’ils sont heureux. Ils n’ont pas besoin d’être heureux, ils ont leur liberté et ne craignent que la travailleuse sociale qui viendrait la leur enlever. C’est exactement ce que Tom m’a répondu quand je lui ai demandé ce qui l’avait amené dans ce coin perdu.
– La liberté, ma jolie, la liberté de choisir ma vie.
– Et sa mort, a ajouté Charlie.
Et ils sont partis d’un grand éclat de rire. »
Parce que bien sûr, à ces âges canoniques, la mort est une compagne imminente avec laquelle on s’invente des valses.
La mort, donc, une des femmes du livre. Une présence, une ombre. Une surimpression.
Je ne t’en dis pas plus.
Leur confort -du tabac, un peu de matos pour tronçonner dans les bois, quelques victuailles- est assuré par deux hommes « en périphérie », l’un planteur de marie-jeanne, l’autre gardien d’hôtel-fantôme.
Deux gars, entre protecteurs et disciples, en tout cas tendres complices, deux « jeunots » -mais tout le monde t’est jeunot quand tu atteins quatre-vingts piges- dont on suit un peu les traces, dont on remonte doucement les pas. Deux gars dont on pourrait faire un bouquin. L’hôtel-fantôme s’y prêterait bien.
Mais revenons à nos moutons.
Ils sont trois, on apprendra comment ils en sont arrivés là, on esquissera leur trigonométrie.
Ils sont trois, on n’en verra que deux, je ne te dis pas pourquoi.
Le troisième qui n’est pas là, on lui remontera l’histoire, celle qu’on croit. On y apprendra les Grands Feux, un pan d’histoire que je ne connaissais pas, que je ne soupçonnais pas non plus. Parce que son histoire à lui, celle des Grands Feux, c’est ce qui amène la photographe-qui-n’a-pas-encore-de-nom, première femme à bouleverser les bois.
Les Grands Feux, c’est une histoire dans l’histoire, ce sont des feux qui ont ravagé l’Ontario en 1916, c’est de là qu’ont plu les oiseaux, qu’ils ont pleuré aussi certainement. Les Grands feux, une blessure ouverte. Bizarrement ce sont les photos d’Alabama de Walker Evans qu’ont convoquées les pages de ces incendies dans ma caboche. Ça n’a pourtant rien à voir. Peut-être à cause des regards que j’imaginais.
Mais revenons à nos moutons.
S’il y a première femme à bouleverser ces bois, c’est qu’il y a deuxième femme à bouleverser ces bois. Elle est blanche de cheveux, tout autant que nos gaillards, et translucide de peau. Translucide de cerveau aussi, un peu, et extralucide de temps à autre.
Voilà, je t’ai fait visiter la galerie de portraits. Tu n’as plus qu’à te laisser balader.
Il y a les mots des bois, des champs, des feux, les mots sur les paysages que sont les gens, il y a ces gens comme des écorces tannées et le tendre de leur bois, il y a les vies qui s’empilent, qui s’emboîtent, qui se faufilent. Et c’est réjouissant d’entrevoir les possibles après l’âge des possibles, d’autres vies après les premières.
J’avais lu quelque part une critique qui disait « elle jase bien, Jocelyne Saucier », et j’ai trouvé ça extrêmement juste. Elle jase bien.
Elle te jase à toi et j’ai aimé ces chapitres glissés comme un chœur antique à son spectateur.
Elle te prévient, te met en appétit, te prépare.
Et c’est encore elle qui dit le mieux :
«Où il sera questions de grands disparus, d’un pacte de mort qui donne son sel à la vie, du puissant appel de la forêt et de l’amour qui donne aussi son prix à la vie. L’histoire est peu probable, mais puisqu’il y a eu des témoins, il ne faut pas refuser d’y croire. On se priverait de ces ailleurs improbables qui donnent asile à des êtres uniques.»
Je me demande bien ce que je suis venue dégoiser là, en fait tout est dit.
Il en a été fait un film, évidemment. Ça s’y prêtait absolument.
Je ne l’ai pas vu. La bande-annonce est là :
Il pleuvait des oiseaux, Jocelyne Saucier, Denoël / Folio, 224 p., 7,50 €