Black-out, Loo Huy Phang et Hugues Micol (Futuropolis) – Aurélie
Alors que la question du racisme est exacerbée depuis quelques mois aux États-Unis suite à la mort de George Floyd, que le retrait momentané d’HBO d’Autant en emporte le vent a suscité une vive polémique, Loo Hui Phang et Hugues Micol travaillaient déjà depuis longtemps à la création de ce superbe album, preuve s’il en fallait que les écrivains et artistes sont indispensables à notre société tant leur sensibilité permet de traiter de la façon la plus juste et la plus à propos possible les sujets les plus brûlants.
Maximus Wyld, l’homme aux 1000 visages repéré par Cary Grant alors qu’il a tout juste 15 ans en 1936, prend vite une grande place dans les studios d’Hollywood. Ses racines indiennes-américaines, africaines, asiatiques le propulsent dans des rôles variés où il brille de mille feux. Mais la ségrégation qui règne dans ce microcosme le pousse très vite à adopter une position qui risque de bousculer sa carrière qui semblait pourtant toute tracée…
Témoin des coulisses du cinéma de son époque, proche d’Ava Gardner, Rita Hayworth et de bien d’autres icônes qui ont dû se plier aux règles de la fabrique normée que représentait Hollywood, il apparaît comme le passeur idéal des travers de l’époque dont l’écho résonne encore fortement aujourd’hui.
Un grand personnage pour un immense livre qui souligne, à travers de nombreux apartés entre gens du cinéma, combien les films et leurs scénarii ont façonné l’image des non-Blancs dans l’esprit des Américains et du reste du monde. Le cinéma hollywoodien, arme politique et idéologique aura broyé bien des acteurs dans ses rouages mais n’aura pas empêché Maximus de se battre jusqu’au bout pour ses convictions.
Aurélie.
Black-out, Loo Huy Phang et Hugues Micol, Futuropolis, 200 p. , 28€.
Trencadis, Caroline Deyns (Quidam) – Fanny et Hélène
« Trencadis » est le mot (catalan) qu’elle retient. Une mosaïque d’éclats de céramique et et de verre (…) Le « Trencadis » est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l’unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féerique. »
Je commence par cet extrait parce que ce mot « Trencadis » est Tout.
Vous voyez ce visage de femme fatale en couverture, femme-beauté, à l’intérieur c’est l’éclatement d’une âme, la destruction, le vide, la reconstruction, la passion.
Caroline Deyns nous plonge à la fois dans la vie de Niki de Saint-Phalle et dans une expérience littéraire. L’un ne peut aller sans l’autre. Ce livre est un portrait éclaté, la source qui creuse en profondeur l’identité de cette femme qui s’est d’abord mis à peindre chez les fous.
L’art, la folie, la vérité, la représentation.
Tu connais sûrement un peu l’histoire de sa vie, vaguement, celle née d’une mère américaine hautaine et distante, Jeanne-Jacqueline Harper, et d’un père trousseur de jupons, dont le sien…,André-Marie de Saint-Phalle.
Un terreau qui fleure bon le silence et la folie qui s’en vient.
Caroline Deyns fait palpiter son roman sur la peau tendue de Niki, est-ce à dire que l’auteure nous rend la pulsation de son héroïne.
Il y a l’écriture autobiographique traditionnelle, la voix des gens qui croisent son chemin, les calligrammes venant donner un son poétique, les citations semées de Woolf, Barthes, Venaille et ainsi de suite, comme intermèdes pour reprendre son souffle, les yeux écarquillés, le cœur battant.
Plusieurs fois j’ai refermé ce livre pour regarder le portrait de cette femme, là, sous mes yeux, comme si je voulais y plonger pour y extirper une douleur. Mais c’est aussi par cette douleur que jaillit son œuvre.
Deyns nous fait vivre littéralement ce jaillissement, ses choix, ses contradictions, son amour fou pour Jean Tinguely, ses multiples facettes, d’artiste, de mère, d’amante, cette phrase des « Guerilla girls »: « Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au musée? Moins de 4% d’artistes sont des femmes mais 85% sont des nus féminins. »
Niki de Saint-Phalle a connu le cercle des Nouveaux Réalistes, elle s’engage pour la cause des Noirs américains, la libération des femmes du patriarcat, se promène en tenue de diva, troque sa blouse tâchée et déchirée contre un boa et ses chapeaux, fait entrer les spectateurs par une Nana monumentale, lors de sa première exposition intitulée « Les Nanas au pouvoir » au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
Il y a donc ce côté flamboyant et puis cette part sombre qui caresse la représentation.
Ce sont les électrochocs, les dépressions, la vase remuée de son enfance, les remises en cause multiples. Pas de pathos, juste le va-et-vient d’une vie tumultueuse, d’une femme qui, un jour, jeta son corset étouffant et fit de son art une résurrection.
Le roman de Caroline Deyns est puissant, guerrier, étincelant, étouffant, palpitant, angoissant, solaire. Le regard de Niki vous traversera de part en part, c’est tout le bien que je vous souhaite.
Coup de ❤️ éclaté-éclatant.
Fanny.
De Niki de Saint-Phalle, je ne connaissais que les nanas avant d’aller visiter l’expo qui lui était consacrée il y a quelques années à Paris. J’étais sortie fascinée par la diversité de son travail, les intentions, la recherche, la grandeur pour ne pas dire le gigantisme de certaines pièces, l’extravagance et la souffrance qui se dégageaient de certaines autres.
J’avais donc hâte de découvrir ce texte.
L’autrice nous raconte Niki, son enfance, son mariage, sa rencontre avec Tinguely, les traumatismes et tant d’autres choses.
Et surtout la création. D’où vient ce besoin de faire, de chercher, de dire.
La construction n’est pas linéaire et c’est ce qui rend ce texte si intéressant. Souvenirs d’enfance, interviews de témoins, trouvailles typographiques, citations. Un joyeux collage de formes différentes qui n’a rien d’artificiel.
Plutôt l’impression que raconter Niki de Saint-Phalle ne pouvait se faire que comme ça. Un peu comme Basquiat qu’on ne pouvait raconter que comme Pierre Ducrozet l’a fait dans Eroica. Même si les deux romans n’ont rien à voir.
Hélène.
Trencadis, Caroline Deyns, Quidam Editeur, 364 p. , 22€.