Walker, Robin Robertson (L’Olivier) – Fanny
J’ai dévoré ce livre en écoutant Stardust de David Brubeck et Paul Desmond. Ce ne sont pas mes références musicales mais celles que Robin Robertson donne à son personnage de Walker. J’y ai retrouvé cette mélancolie et cette fulgurance, celles qui habitent ce roman.
Walker fut lu d’une traite, comme rendue affamée par une histoire qui donne un son, une ambiance, une tonalité cinématographique importante. C’est cela « tombé(e) sous le charme » .
D’abord, je tire le chapeau, que je ne porte pourtant jamais, à Josée Kamoun, la traductrice. Traduire ce livre a dû être, aussi, une épopée littéraire.
Parce que je te l’écris, dans un premier temps la forme poétique m’a alertée, « ça passe ou cela se fracasse ». Et puis là… l’émerveillement, cette tonalité qui t’entraîne, admirablement orchestrée, la beauté des mots qui s’enchaînent.
Voici le road-trip d’un soldat canadien revenu de l’enfer des plages normandes, pour retrousser ses manches, quelque part depuis New-York, finalement au sein d’un journal entre Los Angeles et San Francisco. Les rencontres, déterminantes.
Il y a le récit épique entrecoupé par ces phrases sorties d’un carnet de route tenu par Walker, et ses souvenirs de guerre remontant en surface, au fur et à mesure que notre personnage taille sa route. Une expérience littéraire hypnotique et passionnante, comme un sacré scénario tenue de main de maître par un… chef d’orchestre.
Ce n’est pas complexe, tu te laisses juste entraîner sur des rails, tu deviens le « clochard céleste » de Robertson, tu imagines, tu swingues, tu frissonnes, tu t’ébahi(e)s, tu regardes, tu soulignes des mots, tu écoutes leur résonance, tu t’enfonces de plus en plus dans le roman, jusqu’à la -toute- dernière -page.
De 1946 à 1953, tu virevoltes entre versets et prose, tu franchis des frontières, tu t’affranchis des modèles littéraires, c’est le rythme d’un homme que les combats ont broyés, c’est le rythme d’un homme qui, au milieu des vapeurs d’alcool, fait ressurgir la vie au milieu de son désastre intérieur.
Walker est ce survivant du D-day, celui qui cherche, peut-être, une éclosion nouvelle, un héros attendu nulle part.
« Les gens parlent de cette ville comme de l’endroit où faire son chemin, des rencontres, s’amuser. Mais parfois on se croirait dans un labyrinthe, où l’on joue à survivre et se perdre, de toute éternité. »
Un héros dépossédé, cela ne te rappelle rien ? Walker pourrait se rattacher à l’œuvre d’Homère , Robertson aime à s’y rattacher, à flanquer son personnage épique dans le bourbier du débarquement.
Je n’avais encore jamais lu ce « moment » avec une telle intensité, comme une déflagration. Cette forme littéraire qui entremêle beauté et laideur du monde, c’est si… comment dire… « véritable »?
Walker m’a tatoué l’âme tu sais; il y rencontre des gens et, par le regard des autres, on sait leur religion, la couleur de leur peau, leur taux d’alcoolémie, leur bêtise, leur bonté, leur hypocrisie, mais Walker rencontre avant tout l’humanité, celle qui fait avec le Rien de notre existence, qui juge, trahit, aime, haie, perd, joue, fraternise, tape.
Je n’ai pas envie de t’écrire que Walker te parle du côté sombre et destructeur de l’Homme parce que ce livre est largement plus que cela, il y a la flamboyance, la liberté absolue, l’aspiration vers l’ailleurs, la respiration d’une âme en clair-obscur.
Coup au ❤️ rouge vif dans un film en noir et blanc.
Take a walk with Walker.
Fanny.
Walker, Robin Robertson, L’Olivier, 250 p. , 23€.
Demain la brume, Timothée Demeillers (Asphalte) – Hélène et Yann
En 1990, j’étais en sixième et j’entendais vaguement parler de la Yougoslavie aux infos. Quelques années plus tard, j’ai lu, comme beaucoup d’ados de l’époque « le journal de Zlata », souvent comparé au journal d’Anne Frank. Elle y racontait la guerre qui ravage son pays et ce qu’elle vivait au quotidien. Ce livre m’est longtemps resté en tête, une lecture que je n’ai jamais oublié avoir faite.
Alors quand j’ai reçu ce roman, une part de moi est reparti dans les années 90.
Demain la brume raconte l’année 1990 vécue par Katia, Damir, Jimmy et Nada. La première est en France et vit une histoire d’amour qui emporte tout sur son passage, les deux suivants sont à Zagreb et cherchent à faire connaître leur groupe de rock. Et la dernière, coincée à Vukovar à choisi son camp entre les serbes et les croates.
Demain la brume est un roman choral bluffant. Ses personnages à la sortie de l’adolescence voient leur avenir compromis par une guerre qui les attaquent de près ou de loin. L’Histoire qui les oblige à se positionner dans un conflit qui n’est pas forcément le leur. Et la différence entre celleux qui prennent les armes volontairement, avec conviction et celleux qui subissent un nationalisme incompris. Où comment le patriotisme et l’identification à une nation peuvent effacer tout le reste (ou presque).
Demain la brume navigue entre le rock des années 90, la révolte de l’adolescence qui se termine et la politique internationale. Une écriture qui s’adapte à chaque protagoniste pour mieux raconter leur année 1990. Un roman où la guerre unit et désunit les familles, les voisin.es, les villes. Une écriture qui dit la rage, l’incompréhension, la sidération, le doute, la peur et les certitudes d’être dans le vrai. Un roman qui dit comment certains combats deviennent des choix de vie incontrôlables. Un roman qui rappelle que ça fait bien longtemps que certain.es partent faire une guerre qui ne les concernent pas. Un roman qui dit le pouvoir du collectif, bon ou mauvais.
Hélène.
Celles et ceux qui l’ont lu s’en souviennent forcément : Jusqu’à la bête (Asphalte, août 2017), second roman de Timothée Demeillers, est de ces textes qui ne peuvent laisser indifférent, de ces chocs littéraires qui surgissent parfois et nous marquent longtemps après leur lecture. En 150 pages, on y découvrait la vie d’Erwan, ouvrier dans un abattoir et son quotidien fait de gestes répétitifs jusqu’au vertige, soumis à une cadence infernale qui finira par lui faire commettre l’irréparable. Justement récompensé par plusieurs prix littéraires, Jusqu’à la bête constitue un des textes majeurs du catalogue d’Asphalte et il n’est finalement pas surprenant qu’Estelle Durand et Claire Duvivier aient fait le choix de ne publier qu’un titre en cette rentrée littéraire, ce Demain la brume dont le moins que l’on puisse dire est qu’il était attendu.
Affichant d’emblée son ambition, Demain la brume s’étend sur près de 400 pages et revient sur les origines de la guerre en Yougoslavie ainsi que sur le conflit lui-même, à travers les voix de cinq de ses protagonistes. La première voix est celle de Katia, lycéenne vivant à Nevers, amoureuse de Pierre-Yves, jeune homme torturé dont les rêves de liberté et d’absolu le pousseront sur le front. On y fait ensuite la connaissance de Damir, né d’un père serbe et d’une mère croate, de Jimmy, son meilleur ami, croate, avec lequel il a fondé Les Bâtards Célestes, groupe rock promis à un bel avenir, et Nada, jeune femme serbe, qui vient compléter l’inséparable trio. Le choix de ces narrateurs n’a évidemment rien de fortuit et permet à l’auteur d’alterner les points de vue au fil de l’histoire. Par ce biais, il éclaire d’une lumière crue les crispations et les provocations, la montée de la méfiance, puis de la colère et de la haine. Les incompréhensions se multiplient entre les anciens amis, jusqu’à les séparer sans espoir de réconciliation. La figure de Pierre-Yves, dont le destin nous est narré d’abord par Katia puis par Jimmy, qui le retrouvera sur le front, ajoute au tableau des combattants l’image de ces jeunes épris de liberté mais manquant de repères qui vont s’engager dans des combats qui ne les concernent pas, pour des raisons qu’ils ont eux-mêmes du mal à défendre.
Timothée Demeillers, en optant pour cette espèce de vision panoptique, donne indéniablement à son roman une envergure à la hauteur de son sujet. Utilisant tour à tour les arguments de chacune des factions de ce qui allait devenir une guerre, il montre avec un talent certain à quel point la situation s’envenima rapidement, au grand dam de bon nombre de yougoslaves mais aussi pour la plus grande satisfaction de très nombreux partisans de chacun des deux camps. Alors que quelques semaines plus tôt, serbes et croates cohabitaient plutôt paisiblement à travers le pays, les accrocs se multiplient, dopés par les discours enflammés de responsables politiques des deux bords et la guerre arrive alors que peu y croyaient réellement. Si cet aspect du roman constitue une véritable réussite, il faudra bien admettre que Demain la brume souffre par ailleurs de quelques faiblesses qui en amoindrissent l’impact. Les qualités que l’on avait trouvées à Jusqu’à la bête, cette écriture sèche et tranchante, froide, qui frappait le lecteur à chaque phrase, semblent s’être ici diluées sur l’étendue du récit. Outre un certain nombre de longueurs ou de lourdeurs au fil des pages, on reprochera principalement à Timothée Demeillers un ton souvent exacerbé, voire emphatique, frôlant le mélodrame sans toujours parvenir à convaincre.
Roman important de cette rentrée littéraire, Demain la brume n’en constitue pas moins une semi-réussite qui aurait sans doute largement gagné en force si l’auteur avait fait le choix d’un récit plus resserré et d’un ton plus sobre. A trop vouloir bien faire, Timothée Demeillers ne parvient pas totalement à la hauteur des ambitions affichées et nous livre un roman en deçà de nos attentes. On ne perdra néanmoins pas de vue ce dont il est capable et on appréciera à sa juste valeur tout ce qu’il a su donner ici.
Yann.
Demain la brume, Timothée Demeillers, Asphalte, 400 p. , 19€.
Quelle magnifique chronique de Walker ! Chapeau bas !
Lucile
–
Mardi – samedi : 10h – 19h
–
Librairie-café La Suite
3 rue Louis le Vau
78000 Versailles
01 39 53 11 91
________________________________
Ping :Timothée Demeillers – Demain la brume | Passage à l'Est!