Buveurs de vent, Franck Bouysse (Albin Michel) – Aurélie
Ambiance western hyper réussie pour ce roman hors-normes qui se passe pourtant loin des États-Unis, dans la vallée du Gour noir.
Une ville qui doit tout à un bienfaiteur faisant travailler toute la région dans sa centrale électrique ; une famille qui n’en est plus vraiment une si ce n’est dans le lien spécial et extrêmement fort qui unit la soeur et les trois frères ; une communauté qui semble vidée de toute raison de vivre en dehors du labeur quotidien : voilà le terreau idéal au façonnage d’une catastrophe amenée finement et tout en tension par le grand maître du Noir qu’est Franck Bouysse.
Comme dans Né d’aucune femme, on se sent plongé dans un univers proche du conte mais ici et pour la 1re fois dans son oeuvre, l’auteur nous offre une très large galerie de personnages, chacun ayant un rôle essentiel à jouer dans les rouages de la narration.
La Morale est un des thèmes essentiels du roman. Celle de Mabel, la fille et celle de Martha, la mère en étant deux conceptions opposées et propices à des affrontements houleux. Le lecteur est entre deux eaux, impossible d’adorer ou de détester l’un ou l’autre des personnages.
Certaines scènes nous font nous sentir mal à l’aise mais là encore on reconnaît la plume bien spécifique de Franck : ses personnages sont rugueux, faillibles et se dévoilent coûte que coûte en toute transparence dans leurs moments de félicité comme dans d’autres qu’ont préfèrerait parfois ne pas voir exposés. J’ai été dérangée plusieurs fois par des scènes, me demandant pourquoi nous les avoir données à lire. J’ai eu besoin de laisser reposer ma lecture pour comprendre que sans cet accès à une intimité parfois troublante, on serait resté en surface de points essentiels du roman.
Et le style. Point de guillemets ou de tirets pour introduire les dialogues, l’économie de mots de la plupart des personnages se fond dans une narration relevant du travail d’orfèvre. J’imagine l’auteur peser chaque mot de ses descriptions façonnant un monde à part entière, hors du temps et flirtant même avec l’imaginaire littéraire à travers le personnage de Luc, plus jeune des trois frères vivant son quotidien comme une transposition de « L’Ile au trésor ».
Le trésor c’est ce texte qui se mérite. Il faut déposer certaines résistances quand on le commence, se laisser porter par cette fratrie atypique, découvrir des clés de lecture au fil des pages, accepter de ne pas juger, d’entrer dans un univers aux codes différents du nôtre. Il ne se laisse pas apprivoiser facilement mais ça fait tellement de bien un roman qui nous titille, nous challenge et nous pousse dans nos retranchements.
Bousculée et finalement émerveillée, c’est certainement l’un des romans de cette rentrée qui m’a semblé le plus original et le plus propice à des débats passionnés entre lecteurs.
Aurélie.
Buveurs de vent, Franck Bouysse, Albin Michel, 391 p. , 20€90.
Beyrouth entre parenthèses, Sabyl Ghoussoub, L’Antilope – Fanny
Beyrouth entre parenthèses est ce petit roman habilement mené qui, même si le sujet est battu et rabattu : à savoir l’absurdité de notre monde, nous entraîne dans un univers à la fois loufoque et empli de gravité.
Sabyl Ghoussoub, né à Paris au sein d’une famille libanaise, est écrivain, photographe et commissaire d’exposition. Il décide un jour d’aller voir du pays, et pas n’importe lequel, à savoir Israël.
Selon l’article 285 du Code Pénal libanais, il est interdit à tout citoyen libanais de se rendre en Israël puisque le pays ne reconnait toujours pas ce même pays. Les tensions sont toutes aussi existantes dans le sens inverse, notamment dans la reconnaissance des territoires palestiniens. Bref, l’endroit, du point de vue géo-politico-administratif, est un vrai panier de crabes.
Sabyl Ghoussoub décide d’y retrouver Rose, une amie préparant une importante exposition à Tel-Aviv et le voilà arrivé, heureux, à l’aéroport Ben Gourion.
« – Où est né votre père?
– En Côte d’Ivoire.
– En Côte d’Ivoire?
– Oui, en Côte d’Ivoire.
– Mais votre nom est de quelle origine?
– Arabe, enfin libanaise.
– Mettez-vous de côté, on va venir vous chercher. »
Sabyl Ghoussoub se met donc de côté et passe ses premières vingt-quatre heures dans une sorte de no man’s land où ses divers entretiens avec la police israélienne sont dignes des meilleurs sketchs de Groucho Marx. Toutefois ce livre n’est pas un recueil de blagues dans la grande tradition de l’Absurde mais bel et bien la dénonciation d’un monde qui ne veut pas comprendre l’autre.
Dans un style vif et acéré, Sabyl Ghoussoub retranscrit son interrogatoire. Aux questions courtes et répétitives, il répond avec franchise et honnêteté, cherche, par la même, à comprendre son propre parcours, à partager une vision artistique de ses projets, à raconter ses souvenirs car l’évidence n’est jamais dans la réponse binaire.
Autant vous dire que ses interlocuteurs n’ont pas le même goût de l’échange.
Les jugements, l’intimidation, l’incompréhension sont de mises sauf qu’il en faudrait beaucoup plus pour déstabiliser l’auteur.
La culture reste donc une résistance absolue contre la bêtise et l’ignorance et, une voie possible pour se définir comme un Être multiple.
Beyrouth entre parenthèses ou le jeu du chat et de la souris, voici un roman caustique, généreux et tout à fait jubilatoire.
Coup au ❤️ sans frontière.
Fanny.
Beyrouth entre parenthèses, Sabyl Ghoussoub, L’Antilope, 137 p. , 16€.