Les années se suivent et ne se ressemblent pas. En ce sens, 2020 a fait preuve d’une imagination sans borne. Mais il nous reste quelques balises, des éléments plus ou moins immuables qui ponctuent le temps pour nous. Les romans de Philippe Djian en font partie, publiés à raison d’un par an, avec une régularité à rendre jalouse Amélie Nothomb elle-même, pourtant reine en la matière. Loin de nous l’idée de comparer la seconde au premier, c’est définitivement à Djian que l’on a accordé notre amour il y a bien longtemps déjà. Même si, il faut bien le reconnaître, l’excitation à l’approche d’un nouveau roman s’est peu à peu muée en simple curiosité, on y retourne à chaque fois, espérant retrouver ce cocktail qui nous brûlait en dedans et chavirait nos sens.
On a pu lui reprocher une certaine facilité, comme un train-train dont il aurait du mal à s’extirper, des habitudes, une espèce de routine qui serait l’exact contraire de ce que ses livres provoquaient en nous quand on les découvrait sur les bancs de la fac. Bien sûr, on a vieilli entre-temps, lui aussi, le monde a subi plus de bouleversements depuis qu’on a commencé à lire Djian que durant tout le siècle précédent (j’exagère à peine hein)) et, inlassablement, l’homme creuse son sillon et continue à faire ce qu’il fait le mieux : du Djian. Avec une nouveauté, toutefois, ici : même si parler de roman engagé serait un poil exagéré, 2030 laisse apparaître l’inquiétude du romancier quant à l’avenir de l’humanité.
« Elle avait une journée chargée. L’heure de l’Effondrement promis et du Grand Remplacement annoncé n’était pas pour demain, mais bien des choses s’étaient détraquées depuis l’époque où la jeune femme portait encore des nattes. Pas simplement le climat. Les gens. L’humeur des gens avait changé, les gens étaient désabusés, frustrés. Certains partaient vivre au milieu du désert, d’autres abattaient leurs semblables. »
Dans un monde écrasé par le réchauffement climatique, le romancier met en scène une poignée de personnages qui se croisent, s’aiment et s’affrontent, le tout sur un air de pré-apocalypse où la question n’est plus de savoir si l’on peut encore inverser la tendance mais plutôt de déterminer combien de temps il nous reste. Greg falsifie depuis quelques années les résultats du laboratoire d’Anton, son beau-frère, fabriquant de pesticide, et se porte garant de leur validité. Lorsqu’il tombe amoureux de Véra, libraire engagée qui marche sur les pas de Greta Thunberg (dont l’ombre plane sur tout le roman sans que jamais elle ne soit nommée), il sait que la partie est loin d’être gagnée. Quant à Aude et Lucie, filles d’Anton et de Sylvia, elles grandissent dans l’ombre de ces adultes qui semblent parfois n’avoir jamais vraiment mûri.
On retrouvera ici tous les ingrédients qui font que l’on aime Djian ou qu’il nous insupporte. Il parvient néanmoins cette fois à y amener des nuances, des thèmes peu abordés jusque-là dans son oeuvre. Le fait de se projeter dans un futur proche lui donne l’occasion de livrer son point de vue sur notre société sans pour autant verser dans un moralisme qu’on ne lui pardonnerait pas. En ce sens, le personnage de Greg est peut-être le plus flou du récit, le plus ambivalent , conscient des erreurs qu’il a accumulées sa vie durant, souvent de façon préméditée, profitant simplement des contreparties qui lui étaient offertes, fermant volontairement les yeux sur la gravité de ses actes.
En dépit de l’aspect caricatural de ces personnages, Philippe Djian parvient à les faire vivre, jouant surtout sur les contradictions de chacun(e) et sur le désarroi et les flottements qui peuvent en résulter. Il est aussi, bien évidemment, question de sexe ici, et d’hommes confrontés à leur désir, au point parfois d’en être encombrés et de ne savoir comment l’assouvir. Encore une constante chez le romancier, ces femmes qui échappent à la compréhension des hommes et pour lesquelles certains feraient n’importe quoi. Et, dernier point immuable, cet humour à froid omniprésent, en particulier dans les dialogues, et qui nous rappelle à chaque fois pourquoi on aime autant ces retrouvailles annuelles avec Djian, même si certaines ont plus de saveur que d’autres. Tout ceci ne suffit malheureusement pas à faire de 2030 un grand Djian (depuis quand, d’ailleurs n’en a-t-on pas eu un à se mettre sous la dent ?) et contribuera sans doute à émousser notre curiosité quant à son prochain roman. Cette rentrée recèle suffisamment de bons textes et de belles découvertes pour qu’on puisse faire l’économie de celui-ci.
Yann.
2030, Philippe Djian, Flammarion, 209 p. , 20€.