[…] aux antipodes de la science-fiction, l’authentique machine à remonter le temps fonctionne seulement lorsque nous revisitons les hauts lieux de notre passé lointain qui résonnent encore si profondément que nous sommes happés hors de nos chaussures vers le contenu émotionnel dont ces endroits sont toujours imprégnés.
Lire un Jim Harrison est un plaisir équivalent à celui que l’on éprouve à arpenter un endroit que l’on aime énormément mais qui continue de nous surprendre, de proposer de nouveaux angles de vue, capable de se réinventer, de fabriquer d’autres rêves malgré l’épaisse couche sédimentaire des années que l’on y a passé.
À chaque fois que mon bras se tend vers l’étagère et que ma main se referme sur un livre de Big Jim, mon cœur bat différemment, j’envisage les heures de bien-être qui m’attendent au coin des pages. Mais il y a un très gros problème. Jim Harrison est mort en mars 2016, il n’écrira plus, il est même mort en écrivant, mais il n’écrira plus. Je dois donc être gourmand mais me montrer modéré dans ma consommation, distiller les livres que je n’ai pas lus de lui sur la longue bande des années. Cette fois je me suis offert ce recueil de trois nouvelles, des nouvelles bien épaisses, comme des steaks, presque des romans. Des nouvelles comme seul Big Jim savait en écrire.
Big Jim. J’ai une photo de lui dans mon bureau, là même où j’écris cette chronique. Un portrait en noir et blanc, avec cette gueule de cinéma, les paupières plissées, avec ces crevasses aux coins des yeux, les cheveux hirsutes comme s’il venait de se lever d’une sieste un peu trop longue, le bouc en jachère, la cigarette à moitié éteinte coincée dans cette bouche pantagruélique. Une photo connue, peut-être la plus proche de ce qu’il était. Je contemple souvent cette gueule de caractère qui aurait fait passer celle de Lee Marvin pour un gamin d’une école catholique. J’aime Jim Harrison, j’aime son écriture, j’aime son appétit pour les mots et la vie, ses obsessions, sa manière unique de piétiner les tabous, de parler crûment mais avec classe, cette façon de franchir le Rubicon et de vous toiser du regard, ou plutôt de l’œil. Ces écrivains-là sont indispensables à notre monde tenté par l’obscurantisme et les intégrismes de tous poils.
Je ne vais pas vous détailler ces trois belles nouvelles qui composent ce livre. Je dirais seulement que dans la première, celle qui porte le titre éponyme, nous retrouvons avec joie le personnage de Chien Brun, un Chien Brun perdu dans Los Angeles à la poursuite d’un type qui lui a volé sa Médecine, une peau d’ours transmise par être cher. Un Chien Brun chez les fous en d’autres termes. Chien Brun, Los Angeles, existe-t-il un plus grand écart ? Cette nouvelle est savoureuse, nerveuse, peuplée de personnages hauts en couleurs et typiques de notre époque.
La seconde histoire, La bête que dieu oublia d’inventer, est très belle, elle met en scène un personnage très attachant, un marginal, un homme différent qui par sa différence distille de la lumière et de la poésie dans son entourage. Un homme qui montre qu’il est possible de voir et d’appréhender le monde d’une autre manière, avec plus de subtilité et d’amour.
Dans la dernière nouvelle, J’ai oublié d’aller en Espagne, nous découvrons l’histoire d’un homme vieillissant qui se retourne sur sa vie, ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait. Un homme qui se demande s’il a encore le temps, si le mot projet peut encore s’associer à ses pas. Une nouvelle très sensible, subtile, peut-être ma préférée de ce recueil. Il y a un côté « exploration » de l’univers de l’écriture, un peu comme l’avait fait Stephen King dans Misery avec le personnage de Paul Sheldon.
Le point commun de ces trois récits c’est ce qui obsède Jim Harrison. La vieillesse et les pertes que cela engendre, comment faire avec, comment gérer cet évènement inévitable. La libido, la concupiscence, le désir, trois choses omniprésentes qui tissent un filet dans lequel se prennent toutes les minutes de vie des hommes. Les cas de conscience, ce qui est bien, ce qui est mal, et entre les deux, ce que l’on fait.
Mais Jim Harrison n’a pas son pareil pour prendre d’autres routes, faire des détours. Ses digressions sont nombreuses, et jamais ennuyeuses. Un personnage secondaire surgit et l’auteur quitte la piste toute tracée pour vos narrer une anecdote à son sujet, et ça fait une pierre de plus à l’édifice. Quand il écrit, Big Jim est comme un voisin insatiable qui vous raconterait des choses sur celui qui vit en face, mais sans racoler, sans dire du mal, il vous confie des choses qui construisent le personnage, vous en apprennent un peu plus par des moyens détournés. C’est ce qui rend l’écriture foisonnante. Alors on prend son temps, on déroule le rouleau, on est étonné, surpris, quand l’auteur piétine la bien-pensance, cette Amérique puritaine et croyante, quand il soulève un peu le rideau du politiquement correct et nous montre l’envers du décor de son pays.
« J’ai repoussé l’heure du dîner pour m’accorder l’une de ces merveilleuses siestes d’une heure où votre corps ne fait plus qu’un avec le lit. Je me suis réveillé au crépuscule, tous les oiseaux autour du chalet se souhaitaient bonne nuit et des roulements de tonnerre lointains venaient du sud-ouest. »
Allez, bon vent à vous, cap à l’Ouest.
Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent
Seb.
En route vers l’Ouest, Jim Harrison, 10/18, 368 p. , 8€10.
effectivement il nous manque mais heureusement on peut lire et relire indéfiniment Dalva, la Route du retour, retour en terre pour ne citer que ceux là un écrivain qui a marqué son siècle sa région et qui nous laisse des traces indélébiles