« 1974…Je suis venu au monde il y a sept mois et tout cela me passe au-dessus de la tête ; la première rengaine dont je me souvienne, À la pêche aux moules dans l’interprétation de Nestor le pingouin, ne devait se répandre sur les ondes que l’année suivante ; je vis donc et respire encore dans un parfait silence et un parfait oubli, à trois heures et demie de route du plateau des Bouzèdes, entre le Gard et la Lozère, où un cinéaste de trente-et-un ans nommé Pascal Aubier s’apprête à mettre en boîte un film de huit minutes et demie en une seule prise acrobatique, ce qu’on appelle communément un plan-séquence. »
Voilà bien une sorte d’OVNI littéraire. Le genre de machin qui ne risquait pas vraiment d’attirer mon attention. Fort heureusement Aurélie Barlet existe. Elle tient la librairie La Pléiade à Cagnes-sur-Mer. C’est elle qui m’a proposé de lire ce roman. Bien lui en a pris. J’aime le cinéma, beaucoup, énormément, passionnément. Peut-être pas exactement comme l’auteur de ce roman, qui semble très pointu sur le sujet. Je pense souffrir de nombreuses lacunes sur le sujet face à lui. Mais peu importe. Le cinéma nous réunit. C’est d’ailleurs le premier exploit du cinéma, réunir les gens.
Mais je digresse. N’hésitez pas à me rappeler à l’ordre si je recommence. Donc Le dormeur.
Ce roman est né sur des bases très culturelles. Pour faire court, il raconte la naissance, en 1974, du film éponyme réalisé par Pascal Aubier. Un film inspiré directement du poème assez renommé du non moins célèbre Arthur Rimbaud, Le dormeur du Val. Du point de vue de la culture, ça part d’un bon pied. L’illustration de couverture de ce roman représente une toile de Gustave Courbet, L’homme blessé. Les bases sont posées.
Didier Da Silva est tombé un jour (sans se faire mal) sur Youtube, sur ce film, Le dormeur. Ce fut un choc visuel, un choc d’atmosphère, un bouleversement technique, que dis-je, un séisme. L’érudit cinématographique est sur le cul, il vient d’en prendre plein les mirettes (petit clin d’œil à Mel Brooks et ce sacré Robin des bois… je me comprends… et je dois être le seul…) La sensation et l’émotion sont si puissantes, que l’auteur Da Silva décide de rencontrer le cinéaste responsable, Pascal Aubier, et de mener l’enquête sur la genèse.
Oui, parce que j’ai oublié de vous dire une chose très very importante, le cinéma mondial n’a plus jamais été pareil depuis ce court-métrage, il y a eu un avant et un après Le dormeur. Le dormeur, c’est la preuve éclatante de ce que peuvent faire des passionnés complètement allumés quand ils se réunissent et qu’on leur laisse un peu d’argent, du temps, et une totale liberté.
Les 128 pages de ce livre racontent les dessous de cet évènement qui a eu et a encore des retentissements et des effets sur le cinéma de la planète tout entière. Rien que ça.
Mais pour comprendre ce que ce film a eu de si extraordinaire, d’un point de vue technique, il faut se replacer en 1974, avec les moyens de l’époque. Et cela, l’auteur le fait remarquablement grâce à une énumération à la Prévert de ce qui se passait cette année-là, et rien que ça les amis, c’est roboratif. Ça m’a plongé dans une douce nostalgie, les trois premières pages sont consacrées à ces fondations lointaines et pas que cinématographiques, et elles sont très bien posées. Pour le jeunot qui bouffe du film d’action à qui mieux mieux (à ne pas confondre avec Miou Miou, même si 1974 est l’année de sortie des Valseuses) je disais donc, pour le jeunot qui se goinfre de films d’actions gavés d’effets spéciaux numériques, le choc visuel du Dormeur va peut-être se faire attendre, parce qu’il lui faudra chercher un peu et se remettre dans le contexte. De nos jours, avec la fausse magie du numérique, tout est possible, parfois, c’est dommageable d’un point de vue créatif, et le film de Pascal Aubier, c’est la quintessence de la création.
Parce que bien sûr, je suis allé fouiner sur Youtube, visionner ce fameux « court » de huit minutes et demie. Même si j’étais pris par le décor (des paysages), et la musique entêtante, j’ai passé ces quelques minutes à me demander « putain, comment ils ont fait ça ?! ». Ce livre vous livre les secrets, vous raconte comme une aventure, et avec un ton journalistique travaillé, la naissance du Dormeur, ce rêve fou, ce projet de dingos, devenu réalité d’une manière assez rocambolesque dans les faits, par la folie, par l’inspiration, par l’acharnement, par la passion, par la puissance d’un acte collectif et de gens de bonne volonté. Parfois, toutes les conditions sont réunies, le timing est parfait, chaque chose est à sa place, le moindre brin d’herbe, le moindre nuage, l’intensité de la lumière, sa façon étrange de pénétrer l’air de biais, les techniciens sont en osmose, l’alchimie plane et les dieux du cinéma sourient au spectacle. C’est ce qui s’est passé pour Le dormeur. Grâce à tous ces gens, les locaux et ceux venus d’ailleurs, de la ville, de l’étranger. Grâce à la Louma aussi. Cette innovation, ce truc de génie sorti d’un cerveau spécial, assurément. Cette chose sur laquelle les plus grands réalisateurs américains se sont jetés, conscients de son potentiel et des possibilités fabuleuses qu’elle offrait. Ça pourrait faire un long métrage cette naissance, je verrais bien le grand Clint Eastwood s’y coller, un peu comme il s’est collé à la réalisation de Bird ou de Chasseur blanc cœur noir. Je me demande si je ne digresserais pas un peu à nouveau…Vous ne deviez pas intervenir si je récidivais ?
L’écriture de Didier Da Silva n’est pas en reste. C’est vraiment très bien écrit, c’est parfois poétique, il y a en suspension au-dessus des pages, une ambiance élégiaque qui fait beaucoup de bien, qui apaise. On sent au travers de sa plume qu’il aime profondément les personnages qu’il raconte, ces gens qui ont existé et qui pour certains, existent encore. Peut-être même que, soyons fous, grâce à ce Dormeur, ils existeront pour toujours. On crève de jalousie de ne pas avoir été là-bas, de ne pas avoir vécu ça. Ce récit est une aventure qu’on déroule avec délectation, il est truffé de références cinématographiques, on croise des noms très célèbres, on se dit que dans les années 70, les stars (certaines), savaient se mouiller pour des projets fous et pour pas un rond ou presque. Au fil des pages, on n’en revient pas de cette expédition qui a conduit à la réussite de ce projet hors-norme. De Paris et des Films de la Commune au plateau des Bouzèdes, cette garrigue qui s’est laissée dompter pour une belle et bonne cause. Pour un rêve, une chose faite par des artisans et des passionnés, pour une vision et quelque chose que Pascal Aubier tenait au chaud dans ses tripes, un truc viscéral.
Après avoir dévoré ce roman très original, j’ai voulu en savoir plus. Je suis retourné sur Youtube, pour découvrir La champignonne, un autre court-métrage de Pascal Aubier. Sans déflorer trop le suspense, on peut dire que c’est une sorte de prolongement du Dormeur, un moyen très créatif de lever le rideau sur la comment Le dormeur a été réalisé. Pour ça aussi, chapeau, c’est bien vu, inspiré, léché, le rythme est impeccable, l’inspiration présente à chaque seconde. Comme sur cette scène vers la fin, avec ce cadrage-débordement rugbystique qui fait de la caméra un protagoniste à part entière du film, celui qui filme et qui joue aussi.
Il en fallait du courage et de la folie pour réaliser Le dormeur en 1974, mais il faut une bonne dose de ces mêmes ingrédients pour éditer un livre qui raconte cette aventure. Je témoigne mon respect à MAREST éditeur pour ce risque pris, pour cette ambition, c’est beau, c’est dans le même esprit que cette histoire née en 1974, la boucle est bouclée. La fin du livre ressemble à une fête qui s’achève. Et nous y étions.
Je récapitule : 1 : visionnez Le dormeur. 2 : lisez Le dormeur. 3 : regardez La champignonne.
Bon voyage…
Seb.
Le Dormeur, Didier Da Silva, Marest, 128 p. , 14€.