« Comment a-t-il le cœur à plaisanter, cet homme si démuni à qui on a volé jusqu’à ses chaussures ? Lydia rationne la pâte dentifrice, ses cheveux sont gras, sa peau sèche. Elle ressent cet inconfort au quotidien. Si en plus on lui volait ses chaussures, elle croit qu’elle laisserait tout tomber. Ce serait l’ultime indignité. Elle peut survivre à la mort de seize membres de sa famille, à condition de ne pas devoir affronter le monde nu-pieds. »
Voilà un texte qui fera parler de lui. Qui a déjà commencé, en fait mais pas forcément pour les bonnes raisons. Un texte profondément ancré dans notre époque, que ce soit par son sujet, les migrants, ou par le débat déjà soulevé aux États-Unis concernant la légitimité de Jeanine Cummins à l’écrire. Vous trouverez ici un article paru dans le Point qui vous résumera l’affaire. A l’heure où le concept d’appropriation culturelle remet en question bon nombre d’œuvres, American Dirt arrive à point nommé pour en faire les frais. Les Américains n’ayant pas pour habitude de faire les choses à moitié, la polémique a été plutôt violente, au point de pousser l’éditeur Flatiron à annuler la tournée de promotion prévue aux États-Unis suite à des menaces … On laissera à chacune et chacun le soin de se faire son avis sur les questions soulevées par le débat, et on se contentera ici de parler du roman puisque telle est la raison d’exister de ce blog.
Lydia est libraire à Acapulco, Mexique, et vit avec Sebastian, son mari journaliste, et leur fils Luca. Lorsque Sebastian écrit un article dans lequel il révèle l’identité du chef du cartel local, que Lydia connaît comme client à la librairie, il ignore que ses jours sont comptés. Mais les représailles vont bien plus loin que ce qu’ils auraient pu imaginer et c’est la quasi totalité de la famille qui est exécutée lors d’un barbecue. Lydia et Luca vont devoir s’enfuir et tout faire pour tenter de rejoindre les États-Unis où ils auront une chance de vivre en sécurité. Commence alors pour eux, comme pour des milliers d’autres, le voyage vers el norte, au cours duquel ils risqueront leur vie à chaque instant.
Il ne me semble pas exagéré de dire que la scène d’ouverture du roman est une des plus réussies que j’aie pu lire depuis longtemps. Jeanine Cummins y décrit en quelques pages le massacre de la famille de Lydia et Luca, à travers ce que ces derniers, cachés dans la salle de bains, entendent. Les 500 pages qui suivent se liront au rythme effréné de leur fuite, durant les 4000 kilomètres qu’ils auront à parcourir pour gagner la « terre promise ». Dans un Mexique gangréné par la violence des cartels et une corruption quasi généralisée, ils vont apprendre à découvrir et partager le destin des migrants qui remontent le pays vers le nord. Jeanine Cummins s’emploie à injecter dans son récit une bonne dose de réalisme qui, malgré l’avis de ses détracteurs, contribue à faire d’ American Dirt une véritable plongée dans le quotidien des migrants. Toute une partie du roman se déroule ainsi sur La Bestia, également nommée « le train de la mort », convoi de marchandises traversant le pays vers les États-Unis et sur lequel voyagent de nombreux candidats à l’exil (reportage à voir ici). Elle revient également sur les institutions qui leur offrent un abri provisoire et un peu de repos dans ce voyage cauchemardesque où ils seront nombreux à perdre la vie. Le dernière étape, celle consistant à franchir la frontière à l’aide d’un coyote (passeur) est également décrite avec force et précision, menant à son terme un récit au cours duquel, à l’image de ses protagonistes, on aura eu peu de temps pour souffler.
La façon dont on aborde ce roman en conditionnera la lecture. S’il est avant tout perçu comme un témoignage sur les migrants au Mexique, il sera facile à ceux qui connaissent la situation sur place d’y pointer des inexactitudes et, vraisemblablement, un manque de nuances, voire l’utilisation de clichés préjudiciables à ses qualités littéraires. Si, comme c’est mon cas, on s’y plonge sans avoir eu vent de cette polémique, et que la seule attente que l’on en ait soit celle d’un roman qui nous bouscule, alors le contrat est rempli, et plutôt deux fois qu’une. Pour celles et ceux qui refusent à Jeanine Cummins la légitimité d’écrire sur ce pays auquel elle n’appartient pas, rien ne pourra justifier ni sauver ce récit. Pour les autres, dont je suis sans hésitation, elle a écrit avec American Dirt un des romans noirs de l’année, pas moins et, n’en déplaise à ses contempteurs, son texte contribuera à ouvrir bien des yeux à travers le monde, c’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Yann.
American Dirt, Jeanine Cummins, Philippe Rey, 539 p. , 23€.
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