« Nonc passe la quatrième, et ce geste paraît à lui seul un développement, comme le premier acte d’une intrigue si monumentale qu’elle est inimaginable. La moindre chose paraît un développement, le signal d’un embranchement. Tu embrasses ton fils sur le haut du crâne, et là pas de doute, c’est certain, c’est un développement majeur. Tu mets le contact, tu passes la première, et tu sais que ça n’est pas un événement ordinaire. Tu descends du pont de la Calcasieu River en direction de l’ouest, le vent qui te fouette le visage, et le simple fait de mettre tes lunettes de soleil sur ton nez semble promettre l’éternité. »
Il est temps d’essayer, à notre petit niveau, de réparer une des grandes injustices de ce printemps et de redonner à cet extraordinaire recueil de nouvelles la possibilité de rencontrer le succès qu’il mérite. Paru le 11 mars, La chance vous sourit (qui, pour le coup, porte assez mal son titre) est tombé dans les limbes du confinement et a eu beaucoup de peine à en ressortir. Prix Pulitzer 2013 pour son roman La vie rêvée de Jun Do (L’Olivier 2014 – Points 2015), Adam Johnson propose ici six nouvelles dont la plus courte fait une trentaine de pages et la plus longue à peu près soixante.
On regrette assez régulièrement par ici le désintérêt dont souffre la nouvelle dans nos contrées au profit de la forme peut-être plus rassurante du roman. Certains auteurs parviennent pourtant brillamment à prouver que la longueur et la force d’un texte ne sont pas des attributs inséparables, loin s’en faut et que certaines histoires gagnent à être élaguées.
Si les nouvelles d’Adam Johnson font si forte impression, c’est qu’il y décortique l’humanité dans ce qu’elle peut avoir de plus rebutant comme dans ce qu’elle est capable de receler d’espoir et de beauté. Même s’il met en scène nombre de destins brisés, même si la laideur de l’âme ou l’âpreté de la vie sont omniprésentes ici, une porte semble parfois rester ouverte vers quelque chose de meilleur, comme une forme de rédemption. Mais ne nous y trompons pas, Johnson sait se montrer aussi subversif que dérangeant, quand il met en scène un ancien gardien de prison de la Stasi ou un expert en pédopornographie. A ce titre, George Orwell était un de mes amis et Prairie Obscure sont des textes parfaitement glaçants mais l’intelligence et la subtilité avec lesquelles ils sont écrits font de leur lecture une expérience unique. La maladie est également très présente dans ce recueil (le splendide Nirvana qui ouvre le livre ou le déroutant Le saviez-vous ?) sans pour autant tomber dans le mélodrame ou la mièvrerie.
Un recueil de nouvelles est par définition impossible à résumer. Sachez donc seulement que vous croiserez dans ces pages deux transfuges de Corée du Nord qui tentent de refaire leur vie à Séoul, un livreur UPS qui survit avec son fils après l’ouragan Katrina, un homme qui, pour supporter la maladie de sa femme et tenter de répondre aux questions qu’il se pose, ramène à la vie un avatar du président américain et parle avec lui, un ancien gardien de prison en plein déni de réalité … S’ils brillent souvent d’une lueur sombre, les textes d’Adam Johnson frappent par leur originalité et l’angle choisi par l’auteur pour les raconter. On aura rarement été touché et bousculé à ce point cette année et il serait donc bon de donner une deuxième vie à ce grand livre qu’est La chance vous sourit.
La traduction impeccable est signée Antoine Cazé.
Yann.
La chance vous sourit, Adam Johnson, Albin Michel – Terres d’Amérique, 307 p., 22€9.