« Comme l’a dit Walter Wanger, un immense producteur : « Le commerce suit les films, nous devons allier la diplomatie traditionnelle à Donald Duck. » Je crois que l’industrie a bien conscience que nous sommes là pour transmettre l’ American Dream au monde. Grâce au rayonnement du cinéma, dans vingt ans, tout homme aura deux nationalités : la sienne et l’américaine. Une piscine, une belle blonde et une grosse voiture : le communisme ne peut pas proposer ça. C’est plus efficace qu’un livre de Jean-Paul Sartre. »
Ces quelques mots que l’on imaginerait sans peine dans la bouche d’un producteur d’Hollywood sont en fait extraits d’une conversation entre le général Trautman et le major Buckman, éclairant ainsi les visées de l’armée américaine sur l’industrie du cinéma, excellent vecteur de propagande anti-communiste en cette année 1953. Dominique Maisons pose ici rien moins que les bases de son roman et revient sur un phénomène qui prit son essor dès la fin de la première guerre mondiale, à savoir la mainmise de l’armée sur bon nombre de productions hollywoodiennes afin d’exacerber la fibre patriotique et de redorer son blason. Mais, avec l’essor du maccarthysme et la chasse aux sorcières qui en résulte dès 1950, l’état-major décide de s’attaquer à l’ennemi communiste par le biais des films produits en masse à l’époque. Les grands studios se montrant parfois rétifs à l’exercice, c’est vers les producteurs indépendants que les militaires se tournent alors, apportant leur aide logistique et financière au tournage des films en contrepartie d’un message sans ambiguïté les présentant comme le dernier rempart contre la vermine rouge. Hollywood, de l’autre côté de l’écran, n’est rien d’autre qu’un terrain miné où s’affrontent plus ou moins directement la mafia, l’armée et les ligues de vertu, bien loin du rêve vendu sur pellicules …
C’est ainsi que Larkin Moffat, producteur raté, risée du milieu, prêt à tout pour s’imposer, accepte sans états d’âme la proposition que lui font le major Buckman et l’agent Annie Morrisson dans des termes on ne peut plus clairs. L’armée, ne pouvant financer directement les productions auxquelles elle s’intéresse, va convaincre la mafia d’avancer au producteur la somme dont il a besoin pour mener son projet à bien, charge à lui de rembourser ses dettes en temps et en heure. Dans le panier de crabes qu’est Hollywood à l’époque, la manoeuvre ne choque personne et Moffat va pouvoir lancer son film, avec, en tête d’affiche, une jeune femme que lui impose le mafioso Jack Dragna en échange de son soutien financier. Mais la personnalité du producteur et les deux millions de dollars en jeu vont faire dérailler le scénario si soigneusement élaboré.
Peuplé de personnages troubles fascinés par la célébrité, l’argent et le pouvoir qu’il procure, Avant les diamants impressionne par son ambition et l’apparente décontraction avec laquelle Dominique Maisons déroule son histoire. Sa restitution du lieu et de l’époque sonne juste à chaque ligne et il brille autant dans sa description des rapports humains que dans sa peinture de l’industrie cinématographique et des tournages. A ce titre, le premier chapitre est un régal de réalisme cru présentant sans fard l’envers du décor et les 500 pages qui suivent sont du même acabit. Même si l’expression est largement galvaudée, on n’hésitera pas à parler ici de lecture jubilatoire tant l’auteur semble avoir pris un plaisir fou à écrire ce que l’on considérera volontiers comme une des grandes réussites de l’année. Mêlant allègrement personnages fictifs et vraies célébrités de l’époque, Dominique Maisons met ces protagonistes au service de son histoire en parvenant à sonner juste à chaque instant. On croisera ainsi dans ses pages les mafieux Johnny Stompanato, Mickey Cohen et Jack Dragna aussi bien que des grands pontes du cinéma (Darryl F. Zanuck) ou des actrices et acteurs dont certains défrayèrent la chronique dans ces années folles (Errol Flynn, Clark Gable ou Hedy Lamarr). Ce casting de luxe est complété par des figures tout aussi crédibles, dont l’ambivalent père Starace, l’ambitieuse Didi Brummelle ou le major Bruckman, joueur compulsif amoureux de sa partenaire. Tous en proie à leurs démons, ils se débattent pour gagner leur place au soleil mais certain(e)s en paieront le prix fort.
Lu en fin d’année, Avant les diamants s’impose sans peine comme une de nos meilleures lectures de 2020, un vrai grand moment de plaisir comme on n’en croise pas si souvent. Dominique Maisons, que l’on découvre ici bien tardivement, fait montre d’un savoir-faire et d’une virtuosité qui forcent le respect. Cru, libre, drôle et cruellement noir, son texte a l’épaisseur, l’intelligence et la classe d’un grand roman noir, bien au-dessus de la mêlée.
« Il a détruit les documents et courriers sensibles depuis longtemps. Les compromissions, les jeux d’influence, les marchandages avec la morale et les passe-droits selon l’importance des dons, tout a disparu. Il a fait place nette, tout en étant persuadé que les années à venir ne s’embarrasseront plus de ces arrangements. Le commerce et la morale catholique ne font pas bon ménage et, pour vendre ses films aux quatre coins du monde, Hollywood devra s’affranchir du carcan religieux qui l’étouffe aujourd’hui. Le temps des films produits par des juifs selon les principes moraux catholiques pour un public protestant est révolu. Une morale mondiale va se dessiner, au service des intérêts commerciaux des multinationales et ce sera la seule qui comptera. »
Yann.
Avant les diamants, Dominique Maisons, La Martinière, 520 p., 21€90.