« Une fois que la colère a tremblé dans l’air et qu’elle a désenchanté la terre, les objets et les hommes reviennent à leur place. Pour Danny, la vie redevenait la vie comme si un brouillard passager l’avait empêché de réfléchir à des choses simples. »
Danny et Dvanov sont deux marginaux qui vivent d’expédients dans la ville de Limoges. Ils sont amis, se fréquentent, boivent ensemble, côtoient un groupe resserré de gens qui vivent comme eux. Tous les deux se complètent, ils passent d’une rue à l’autre comme des fantômes traversent les murs, et il en est ainsi de la ville à la campagne, de la réalité à la dimension onirique. Ils ignorent de quoi leurs lendemains seront faits et ils s’en moquent, seul compte l’instant présent, les amis, la poésie partout et bien sûr, le partage du vin.
Juste avant de rédiger cette chronique j’ai fait un détour par Facebook, et je suis tombé avec joie sur le dernier poème que Christian Viguié vient de publier sur sa page. Et je vous garantis que c’est superbe. Parfois on observe les choses et on se dit que ce ne sont pas des coïncidences, qu’il y a un sens. Ce qui me frappe, c’est la constance de cet auteur dans l’excellence. Ses poèmes sont d’une rare beauté et ce roman très original tient largement la comparaison.
Danny et Dvanov sont deux personnages de la littérature. Le premier apparaît dans Tortilla flat de John Steinbeck et le second dans Tchevengour de Platonov. Christian Viguié a été si touché par la beauté de ces deux-là, qu’il n’a jamais pu se résoudre à les quitter vraiment. Sûr qu’ils ont dû rester dans un recoin moelleux de son cœur, à patienter entre les palpitations, à faire connaissance, boire quelques coups pour attendre qu’un jour, Christian Viguié les remette en selle pour un magnifique tour de piste en papier. Car oui, l’auteur ne pouvait accepter d’en rester là. Alors il a décidé de les faire revivre, c’est un des immenses pouvoirs de la littérature, et mieux, il a décidé de les faire se rencontrer, et dans un lieu insolite, Limoges, capitale du Limousin.
C’est que cette ville offre du potentiel romanesque et poétique à qui sait le saisir, entre ses ruelles à la peau rugueuse de pavés et son architecture typique, entre ses quartiers usés par le temps et ceux qui renaissent, sa gare célèbre, les faubourgs engourdis par la pauvreté et la précarité, ses jardins publics, et ce ciel à nul autre pareil.
Alors nous allons suivre le quotidien de ces deux loustics attachants, entre deux squats, entre ciel et terre, entre pensées et amitiés, entre deux bouteilles de vin. Ces deux poètes, car ce sont de véritables poètes de la vie, ignorent l’incertitude du lendemain en savourant pleinement la certitude de l’instant présent. Ils en retirent des leçons, découvrent des beautés insoupçonnées dans les endroits les plus improbables, éprouvent la mélancolie des gens sans passé et sans avenir, mais toujours avec ce regard enfantin qui parvient à forer le monde et à en discerner la beauté. Dans des ombres que le soleil projette contre un mur, dans le ballet d’un groupe de pigeons, aux reflets de la lumière virginale des matins et aux promesses qu’elle contient et dépose sur les bancs publics, aux cils des jeunes femmes, aux cous allongés des bouteilles remplies de nectar, à l’air lui-même.
Oh bien sûr, être poète ne veut pas dire innocent. Ces deux-là flirtent avec les lignes, et les lignes elles-mêmes ne sont pas figées, elles bougent quand ça les arrange. Oh bien sûr, ils refusent un mode de vie, se comportent en anarchistes, mais ont-ils le choix pour avoir une chance de vivre comme ils l’entendent ? Leurs tirades au clair de lune, leurs pensées sauvages qui montent au ciel avec les brumes, les rêves qu’ils fabriquent juste pour le plaisir de fabriquer, la beauté du geste, leur rapport au monde et aussi leur non-rapport au monde, leur manière de se rouler à bras le corps dans la matière vivante, tout en eux ne peut que vous émouvoir. En quelques pages on s’attache à ces deux larrons qui rayonnent sur leurs comparses, et on se prend à espérer qu’une de ces nuits, ils passent à l’heure des rêves pour nous emmener avec eux, juste quelques heures. Nous nous poserions dans une vieille cabane de guingois, ou une maison abandonnée, il y aurait un feu qui rongerait de vieilles planches écorchées de clous rouillés, il y aurait des silences et des regards, du genre qui ne trichent pas, parce qu’il n’y a rien à gagner et rien à perdre. Juste la joie de se retrouver entre gens de bonne compagnie. On boirait quelques coups, et à force ça ferait des bouteilles, elles mettraient des étincelles au ventre, un peu dans les yeux, et on ferait des phrases, du genre qui touchent, qui vont au but comme si elles connaissaient le chemin.
Ce roman fait 169 pages, j’en aurais bien repris pour autant, parce qu’il n’y a pas une seule page qui ne contienne pas de poésie, et même parfois des moments de bravoure de poésie, comme le chapitre intitulé Théâtre qui est simplement aussi beau qu’une aurore ou un crépuscule. C’est beau, c’est beau, c’est beau. On n’a pas envie que ça s’arrête. Alors à la fin, qui est sublime et tellement inévitable, on referme l’ouvrage dans un soupir. Et on repense à Danny et Dvanov, et Grégoire aussi, et comme on n’a pas envie que ça s’arrête ça ne s’arrête pas.
Ce roman mérite qu’on le défende, parce que ce n’est pas permis d’écrire aussi bien, alors en ces temps, qui, d’une certaine manière, résonnent singulièrement dans ces pages subtiles, faites-vous du bien, évadez-vous, éprouvez la force du verbe et la magie de la poésie, allez voir La naissance des anges.
Seb.
La naissance des anges, Christian Viguié, Les Monédières, 172 p. , 20€.