A l’occasion de la sortie du dernier roman de Louise Erdrich, L’enfant de la prochaine aurore (Albin Michel, janvier 2021 – Traduction Isabelle Reinharez – Chronique ici), nombre de lectrices et de lecteurs ont rapproché ce texte de celui de Margaret Atwood, La servante écarlate, dont le succès ne se dément pas depuis son adaptation – réussie- en série. Lorsque Francis Geffard a attiré notre attention sur ce riche entretien paru dans la version USA du magazine ELLE lors de la sortie du livre en v.o., il nous a semblé intéressant de vous en faire profiter.
La traduction est signée Patricia Barbe-Girault.
Les visions dystopiques de Margaret Atwood et Louise Erdrich
Il y a trente ans, Margaret Atwood écrivait La Servante écarlate, un livre sur une société où les femmes devenaient des esclaves de la procréation. Aujourd’hui, Louise Erdrich expose dans son nouveau roman sa propre vision de l’avenir.
Louise Erdrich a en effet écrit un roman – magnifique, dystopique, terrifiant – sur un monde dans lequel certaines femmes deviennent particulièrement précieuses aux yeux des autorités, et se voient rapidement réduites en esclavage, pour leur capacité à donner la vie à des enfants en bonne santé. L’héroïne du livre, Cedar, une jeune femme adoptée d’origine indienne, est enceinte et en fuite. Elle tente d’échapper à un gouvernement masculin et évangélique blanc qui a bien l’intention de la couper de son ancienne vie et d’utiliser son corps pour produire des nouveau-nés viables…
Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? À moins que vous ayez vécu en ermite et raté La Servante écarlate, cette série qui a tout raflé aux derniers Emmy Awards, ou le fait que le roman éponyme de Margaret Atwood caracole en tête des ventes sur Amazon depuis des mois… Du coup, qui mieux qu’Atwood elle-même pour interviewer Erdrich ? Ô joie, les deux écrivaines ont accepté de se prêter à l’exercice. Pendant l’été, elles se sont ainsi lancées dans un entretien numérique transfrontalier – l’une à Toronto, l’autre dans le Minnesota –, et entre deux expéditions dans l’Arctique et à Winnipeg elles ont parlé romans, politique, peurs prophétiques, réchauffement climatique et Canada fantasmé.
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Margaret Atwood : Louise, tu avais commencé il y a longtemps à écrire L’Enfant de la prochaine aurore – l’histoire de cette jeune Cedar, qui attend un bébé –, et puis tu as rangé le manuscrit dans un tiroir. Pourtant, très récemment, tu l’as ressorti et tu l’as fini d’un trait, ce qui a dû te demander une énergie folle. Pourquoi avais-tu mis ce texte de côté ? Et qu’est-ce qui t’a donné l’envie de le ressusciter ?
Louise Erdrich : J’ai commencé à écrire ce roman peu de temps après l’élection présidentielle américaine de l’an 2000. À l’époque j’étais furieuse et inquiète, je voyais l’élection de George W. Bush comme une catastrophe – notamment en ce qui concerne le droit des femmes à disposer de leur corps. Et sans surprise, il a commencé par réinstaurer la « global gag rule » (« la règle du bâillon mondial »), qui bloque le financement d’associations internationales proposant une contraception dès lors qu’il est fait mention d’avortement. Alors même que le monde dans son ensemble doit faire face à la surpopulation… J’avais également la nette impression que c’était un échec pour le climat : à l’époque, on avait encore une vraie chance de maîtriser nos émissions de CO2. Oh, et en plus j’étais enceinte ! Ma dernière fille est née en 2001, du coup je me suis totalement identifiée à Cedar. J’ai retranscrit sa voix de manière obsessionnelle. Quelque part, je crois que j’avais la sensation que le monde régressait à tous les niveaux.
Quand et pourquoi ai-je dû mettre ce manuscrit de côté ? Eh bien d’abord, je devais en terminer un autre pour mon éditeur, La Malédiction des colombes. Puis en 2008, je me suis consacrée corps et âme à Dans le silence du vent, un livre qui parle d’agressions sexuelles commises sur une réserve indienne – ou, plus exactement, qui raconte l’histoire d’un garçon prêt à tout pour sauver sa mère. Avec l’élection de Barack Obama cette année-là, on a soudain eu l’espoir de voir enfin les choses avancer – le développement des énergies renouvelables, le rétablissement des droits des femmes, la nomination d’une Cour suprême progressiste… Voilà qu’on avait une famille réfléchie, optimiste et élégante à la Maison-Blanche. J’aime me rappeler qu’à l’époque, notre président nous faisait paraître à notre avantage. Le problème c’est qu’après avoir avancé, l’homme a tendance à régresser. Et j’ai ressorti mon manuscrit après l’élection de Donald Trump en 2016, parce que j’avais besoin de Cedar. Peut-être ce livre décrit-il simplement l’équivalent biologique du désordre politique actuel. Car ce qui est clair, c’est qu’encore une fois nous sommes en train de régresser.
Margaret Atwood : Tes personnages sont confrontés à une situation pour le moins inhabituelle : l’évolution s’arrête brutalement et commence à faire marche arrière. En conséquence, la plupart des enfants qui naissent tiennent davantage de l’animal que de l’homme, ce qui fait des bébés en bonne santé un objet rare et convoité. La même chose se produit pour la faune et la flore… Ce point de départ t’est-il venu en lisant un ouvrage en particulier ? Je pose la question car à l’époque où la théorie de Darwin s’est imposée, la possibilité du recul de l’évolution a accablé nombre d’intellectuels victoriens.
Louise Erdrich : Mon intérêt pour le sujet doit remonter au jour où j’ai vu la dernière scène de La Planète des singes – Charlton Heston agenouillé dans le sable devant la tête cassée de la Statue de la Liberté. J’adore. J’aime aussi beaucoup Enig Marcheur, de Russell Hoban, et tous les livres qui évoquent d’une manière ou d’une autre la dégénérescence de la société. Je pense notamment à Auprès de moi toujours, de Kazuo Ishiguro (la perte du sentiment d’humanité alors que se développent les techniques de clonage) ; Les Fils de l’homme, de P. D. James (plus de naissances du tout) ; Le Roman de Jeanne, de Lidia Yuknavitch ; tous les romans d’Ursula Le Guin, y compris La Vallée de l’éternel retour et La Main gauche de la nuit, qui décrit une évolution tendant à rendre les hommes et les femmes asexués. J’aime aussi énormément la trilogie Dune [de Franck Herbert], qui parle de lignées et de métissage dans un monde ressemblant à la Terre mais détruit par la désertification et le djihad. Sans oublier Octavia Butler et Lilith’s Brood, qui est une œuvre sensuelle, visionnaire et sombre. Cette trilogie – composée des romans Dawn, Adulthood Rites et Imago – raconte ce qui arrive lorsque l’humanité est sauvée de l’anéantissement par une race d’aliens tombés amoureux de nous. Tu ne trouves pas ça étonnant, quand même, que la science-fiction soit si souvent obsédée par la question de la reproduction ? Bien sûr, je dois ajouter à cette liste La Servante écarlate, que j’admire profondément. Ton livre résonne en moi depuis la première fois que je l’ai lu. Les religions fondamentalistes imagineront toujours des lois pour contrôler le corps des femmes – tu as vu parfaitement juste, et inventé une société basée sur une interprétation littérale de la Bible qui semble effroyablement normale. Évidemment, ce roman tire sa grande force narrative du refus biologique : pas de bébés, pas d’avenir – plus de race humaine ! Alors, l’homme trouve le moyen d’envahir et de manipuler le corps des femmes. Le sujet nous obsède parce qu’on est en permanence sur le fil du rasoir. Les droits des femmes ne sont qu’une peinture délayée sur les murs de l’Histoire. Il ne faut pas l’oublier.
L’Enfant de la prochaine aurore parle avant tout d’un monde qui s’écroule, du chaos qui fait suite au désastre, et du manque cruel d’informations dans les moments on en a le plus besoin. Il montre aussi à quel point les droits des femmes sont fragiles ; certains se disputent régulièrement pour savoir ce qu’être féministe veut dire, mais moi je ne me suis jamais posé la question. Évidemment que je suis féministe. J’ai quatre filles, comment pourrait-il en être autrement ? Et puis, quand j’ai commencé l’écriture de ce roman, enceinte, j’étais encore davantage consciente de notre vulnérabilité en tant que femmes – à la fois parce que certains cherchent à contrôler notre reproduction, et aussi parce qu’on est forcément fragilisée quand on porte un bébé dans son ventre. Je me suis traînée pendant neuf mois, et jamais je n’aurais pu être une fugitive, mais j’ai eu envie que mon héroïne le soit.
Margaret Atwood : Dans ton roman, à mesure que s’installe un gouvernement répressif qui arrête les femmes, certaines tentent de passer la frontière canadienne, comme tant d’autres par le passé. Depuis le Minnesota, ce n’est certes pas très compliqué – au moins, il n’y a pas à traverser le Lac Supérieur à la nage –, mais pourquoi le Canada ? Tu penses vraiment qu’on y serait plus bienveillants ? Ou bien le Canada a juste l’air, disons, plus vide que les autres pays ?
Louise Erdrich : Je trouve intéressante cette tendance qu’ont les Américains à considérer le Canada comme étant le meilleur de nous-mêmes. C’est peut-être vrai. Déjà, contrairement à nous, vous avez la sécurité sociale. Et puis chez vous, il n’y a pas de combat acharné visant à entraver le droit des femmes à disposer de leur corps, et vous avez des lois rationnelles sur l’utilisation des armes à feu… Ma réserve, Turtle Mountain, se trouve dans le Dakota du Nord près de la frontière avec le Canada, j’ai de la famille qui vit là-bas. Et enfant, j’ai fait de nombreuses sorties scolaires chez vous à Winnipeg, du coup le Canada est pour moi le pays de la culture. Danse classique, musées et magnifiques œuvres d’art, un brassage de gens qui parlent français et de membres des Premières Nations qui parlent ma langue tribale, l’ojibwemowin, voilà ce que ton pays évoque pour moi.
Margaret Atwood : C’est un beau compliment, mais tout n’est pas aussi idyllique. Il ne faut pas oublier que le Canada a un passé terrible avec les Premières Nations – je pense notamment à l’Indian Act, qui date du XIXe siècle mais qui est digne de l’Allemagne hitlérienne, et au système des pensionnats indiens, qui a non seulement tué beaucoup d’enfants mais ravagé des familles entières, et dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. Pour en apprendre plus à ce sujet, il suffit d’aller sur le site www.recognition2action.ca. Ceci étant dit, je pense comme toi que le Canada n’est pas le pire endroit où trouver refuge si on y est forcé. Et vu la situation de tes personnages, c’est plus ou moins le seul choix qu’ils aient !
Louise Erdrich : C’est très canadien de refuser un compliment. Mais je comprends, parce qu’on est un peu comme ça aussi dans le Dakota du Nord. Et tu as absolument raison en ce qui concerne les pensionnats mis en place pour les enfants des Premières Nations : comme leur éducation avait été confiée à l’Église catholique, il n’y avait aucune surveillance ; les abus sexuels et la maltraitance y étaient endémiques. Et vu qu’on se parle en toute franchise, je me dois de dire ici que les gisements de sable bitumineux de l’Alberta sont un véritable scandale : ils contribuent de façon alarmante au changement climatique et entraînent un taux de cancers mortels sans précédent au sein des communautés indiennes qui vivent dans les environs. Honor the Earth et plusieurs autres associations autochtones se battent contre ces pipelines qui sont un désastre écologique et descendent jusque dans le Minnesota, voire au-delà. Malgré tout, j’aime vraiment le Canada. J’ai même envisagé de fuir, ou plus exactement d’aller tranquillement m’installer, dans le Grand Nord, mais cela impliquerait d’emmener avec moi trente à quarante parents et proches, ce qui est un peu compliqué…
Margaret Atwood : L’héroïne de L’Enfant de la prochaine aurore, Cedar, est une jeune Indienne Ojibwé qui a été adoptée par une famille de Blancs quelque peu New Age, lesquels ont fait d’elle un objet de fétichisation, comme si elle était une princesse indienne sacrée. Mais lorsque celle-ci arrive sur la réserve pour faire la connaissance de sa mère biologique, la réalité fait d’un coup voler en éclats tous les fantasmes qu’elle avait dans la tête. (« J’avais été une enfant de la génération snowflake, un flocon de neige. Privée de ma différence, je fondais », constate-t-elle ainsi.) À quel point as-tu toi-même été un objet de fétichisation, en tant qu’Indienne ? Les gens prennent-ils des gants lorsqu’ils sont avec toi, ou bien regardent-ils ailleurs quand tu fais une blague de mauvais goût ? (L’humour caustique est un trait de ton caractère, n’est-ce pas ? Même si les événements peuvent vite tourner à l’horreur ou à l’émotion dans L’Enfant de la prochaine aurore.)
Louise Erdrich : Pour tout dire, à mes yeux c’est surtout l’école Steiner-Waldorf qui a fait de cette chère Cedar un objet de fétichisation. Pour moi ses parents sont plus ancrés dans la réalité, même si sa mère adoptive est anti-vaccins. En tout cas, ça me fait très plaisir que tu aimes Little Mary, la Reine des damnés. Quelle joie ça a été de façonner un personnage aussi vicieux que cette petite Lolita gothique ! Elle n’est pas inspirée par mes filles, en aucune façon. Mais je vais te dire, des tas de jeunes femmes déchaînées et grossières sont venues chez moi ces trente dernières années, des amies ou parfois même les petites copines de leurs amis garçons, et mes préférées ont toujours été les plus insupportables de toutes.
Ai-je moi-même été un objet de fétichisation ? Peut-être. J’espère de tout cœur l’avoir été au moins une fois ou deux, mais je suis très différente de mes personnages, et vraiment beaucoup plus lisse. On se connaît bien, toi et moi – tu sais que je suis une personne très calme, et pas particulièrement drôle. Au risque de te décevoir, je ne fais jamais de blague de mauvais goût ailleurs que dans mes livres. Et pire que le mauvais goût, le fait est que je n’ai aucun goût particulièrement marqué. Je n’ai jamais eu le don de m’inventer un personnage, qu’il soit cool ou à l’inverse extrêmement rigide et fermé. Je suis juste quelqu’un d’assez aimable, chez qui on peut percevoir un petit air menaçant si on fait vraiment attention.
Margaret Atwood : Tu es peut-être canadienne, alors ! La sainte patronne des Amérindiens, Kateri Tekakwitha – surnommée « Le Lys des Mohawks » –, joue un rôle important dans ton histoire. (Ce n’est pas sa première apparition littéraire : elle s’était déjà immiscée dans Les Perdants magnifiques de Leonard Cohen, en 1966.) Sauf que dans ton livre, elle est ambiguë. Que penses-tu de ces modèles de femmes « parfaites » ? Au moins, dans l’Église catholique, on peut accorder aux femmes certains rôles principaux, ce qui est moins vrai chez les protestants. Mais ces modèles ne seraient-ils pas en réalité une sorte de bâton destiné à mettre une bonne correction à nous autres, femmes imparfaites ?
Louise Erdrich : Ah bon, elle apparaît dans Les Perdants magnifiques ? Je l’ignorais. Il va falloir que j’aille fouiller dans mes vieilles cassettes audio pour réécouter ça. Encore une fois, j’aime beaucoup l’expression que tu utilises, « un bâton destiné à mettre une bonne correction à nous autres, femmes imparfaites ». Les images de saintes sont toutes fausses, inventées et créées par des hommes. Ce sont les Ivanka Trump de l’histoire catholique, qu’on a fabriquées, comme tu le dis si bien, pour nous mettre une bonne correction. Mes héroïnes ont toujours été franchement imparfaites, elles ont même fait de leurs imperfections des vertus. Quant à moi, j’ai tellement essayé d’être une fille bien que ça m’a rendue mauvaise, si tu vois ce que je veux dire. La véritable tragédie d’Hillary Clinton, c’est qu’elle a tout fait pour être aimée. Elle ne pouvait que perdre les élections… Une femme qui a toujours fait de son mieux opposée à un homme qui s’est toujours mal comporté : vu l’époque de dingues dans laquelle on vit, on savait très bien qui allait l’emporter.
Margaret Atwood : Les écrivains qui appartiennent à un groupe menacé (dont font partie les femmes) sont souvent critiqués par les autres membres du groupe quand leurs personnages ne sont pas décrits comme des modèles de vertu et d’émerveillement. Les gens ont l’impression que cela revient à donner des armes à l’ennemi, ou carrément à trahir ses pairs en lavant son linge sale en public. Toi, tu ne t’es jamais dérobée. T’a-t-on déjà jeté la pierre pour ça ?
Louise Erdrich : Je suppose que j’ai protégé mon crâne et tourné le dos pour que les pierres m’atteignent là où je suis le plus rembourrée. Mais au fond, je dois dire que ça m’est complètement égal. Les personnages de roman sont ce qu’ils sont. Je vois très bien à quoi tu fais allusion, cette idée qu’il nous faudrait aujourd’hui publier un communiqué de presse pour s’expliquer et ne pas risquer de froisser les femmes ou les communautés, mais ça ne peut pas marcher comme ça. Ce sont nos conflits intérieurs et nos propres contradictions qui nous rendent intéressants, ainsi que la manière dont on arrive ou non à les surmonter. Ni toi ni moi n’écrivons sur des gens parfaits parce que, s’ils existent, ils sont parfaitement ennuyeux.
Margaret Atwood : J’adore le « journal de suicide » que tient Eddy, le mari de la mère biologique de Cedar. Il y inscrit toutes les raisons pour lesquelles, même s’il a envie de se tuer, il ne le fera sans doute pas aujourd’hui, lesquelles en viennent à constituer des mini-odes à la vie. Puis par la suite, alors que la société au sens large s’effondre, il trouve une nouvelle raison d’être en s’engageant dans un mouvement visant à récupérer les territoires autochtones ancestraux. Est-ce ce qui se produit aujourd’hui, à plus petite échelle ? Les Indiens retrouvent-ils une raison d’être en réclamant leurs terres d’autrefois ?
Louise Erdrich : Que ferait Eddy aujourd’hui, s’il existait vraiment ? Il irait protester à Standing Rock. Même si du pétrole coule désormais dans ce pipeline, ce n’est pas terminé. Ce ne sera jamais terminé. Cela a pris des générations mais aujourd’hui, exactement comme les chefs spirituels de nombreuses tribus l’avaient prédit, on sent clairement que les Indiens avancent, qu’ils reprennent possession de leurs terres, de leur langue, de leur culture, ce qui est une façon de survivre. J’aime cette volonté féroce et ce sentiment d’unité entre les anciens et les jeunes.
En ce moment, je lis beaucoup sur l’histoire de ma propre tribu, la Turtle Mountain Band of Chippewa, ce qui me fait prendre conscience du fait qu’on est souvent passés près de tout perdre. Pourtant, malgré les privations et les pires exactions, notre peuple était farouchement déterminé à survivre et à empêcher notre identité de tomber dans l’oubli. Mon grand-père, Patrick Gourneau, avait reçu une piètre éducation dans son pensionnat indien, mais il s’est débrouillé pour sauver notre peuple de l’extinction au milieu des années 1950. Ça me donne de l’espoir.
Margaret Atwood : Tes livres ont toujours abordé de front ce qui fait la complexité de l’être humain, ses qualités comme ses défauts. Mais dans ce nouveau roman, les choses prennent une tournure particulièrement sombre, et l’on y découvre des actes de trahison dignes d’Orwell – or la torture rend la grandeur d’âme quasi impossible… Bien se comporter, est-ce seulement possible quand on vit dans de bonnes conditions ? Est-ce selon toi difficile dans tous les cas ?
Louise Erdrich : C’est une question que je me pose souvent sans avoir de réponse – comment savoir ce que je ferais, par exemple, si j’étais avocate des droits de l’homme en Chine ? Aurais-je même simplement le courage de défendre les droits de l’homme dans une société où cela me ferait courir le risque d’être torturée, voire tuée ? Le pouvoir d’imaginer des situations moralement compliquées, voilà l’un des grands cadeaux qu’offre la littérature aux romanciers. Seul dans Berlin, de Hans Fallada, fait partie de ce genre de livre. Même dans les circonstances les plus favorables, il n’est pas simple de défendre ce en quoi on croit. Nous vivons une époque difficile aux États-Unis, mais voir tous ces gens déterminés à s’opposer à Trump et à ce qu’il représente me redonne du courage. La démocratie dépend de nos actes individuels.
Margaret Atwood : Dans L’Enfant de la prochaine aurore, tout est protéiforme ; les identités ne sont pas seulement floues, elles changent. L’évolution fait marche arrière, les animaux et les plantes retrouvent leurs formes primitives. Cedar elle-même découvre qu’elle n’est pas celle qu’elle croyait. Et pourtant, elle ne cesse jamais d’espérer. Sommes-nous à un moment de l’Histoire – et plus précisément de l’histoire américaine – où les « certitudes » sont remises en question ? La terre est-elle en train de s’effondrer sous nos pieds ? Si oui, à quoi pouvons-nous encore nous raccrocher ?
Louise Erdrich : Je crois à un changement méthodique. Chaque fois que l’on obtient une avancée historique, comme le droit à l’avortement ou la légalisation du mariage homosexuel, il faut bien garder en tête qu’il a fallu des années de travail en amont pour en arriver là. Lorsque Barack Obama a été élu, cela a pu sembler être un changement soudain. Mais la voie avait été défrichée pour lui bien avant. Il aurait dû en être de même pour Hillary Clinton. Mon père, qui a quatre-vingt-douze ans, était heureux de la soutenir parce qu’il pensait qu’il n’y avait pas mieux préparée qu’elle pour être candidate à la présidentielle. Nous adorons Angela Merkel, lui et moi, et nous espérions vraiment voir deux femmes intelligentes et sensées diriger le monde dans leur tailleur bigarré. Nous aurons une femme présidente plus vite qu’on ne le pense, j’en suis persuadée, mais la route reste semée d’embûches. Maintenant que nous avons goûté à la liberté, nous les femmes sommes avides de pouvoir, et ce dans le but de rendre le monde meilleur.
Au revoir, cher Canada ! S’il vous plaît, continuez à vous battre pour une démocratie progressiste – un pays qui accueille les migrants et tient un discours de vérité et de réconciliation avec les peuples autochtones. Nous avons désespérément besoin de votre exemple et de votre amitié.
Merci pour cette transcription ! Très bel entretien 🙂
Avec plaisir. Nous n’avons fait relayer cette traduction, c’est Francis Geffard qu’il faut remercier et c’est pourquoi nous le faisons en début d’article. Merci de nous lire !
Je le remercie alors 🙂