L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
L’île invisible, Francisco Suniaga (Asphalte) – Yann
L’île invisible, Francisco Suniaga (Asphalte) – Yann

L’île invisible, Francisco Suniaga (Asphalte) – Yann

Publié en 2005 au Venezuela, L’île invisible avait connu une première vie en 2013, chez Asphalte déjà. Estelle Durand et Claire Duvivier, ses deux éditrices, ont eu la bonne idée de le ressortir cette année et l’on ne pourra que s’en réjouir tant ce texte s’avère riche et dépaysant.

Située à une quarantaine de kilomètres au nord des côtes vénézuéliennes, l’île Margarita est un site touristique incontournable du pays, le paradis caribéen comme en rêvent les européens en mal de soleil et d’océan. Les allemands, en particulier, en ont fait une destination privilégiée et quelques-un(e)s ont même fini par y poser définitivement leurs valises. C’est le cas de Wolfgang Kreutzer, récemment retrouvé noyé au bord de la plage sur laquelle il avait ouvert un bar avec sa femme. Sa mère, Edeltraud, incapable d’accepter la thèse de l’accident, débarque de Düsseldorf afin d’essayer de faire la lumière sur le décès de son fils avec l’aide de José Alberto Benitez, avocat local.

« Le dieu à l’origine de cet endroit n’avait suivi ni cours ni méthode, il lui manquait le sens harmonieux de la composition et il était évident qu’il privilégiait ses caprices à tout principe esthétique. »

 On entre dans cette Île invisible comme on le ferait dans les eaux qui l’entourent, avec délectation, savourant dès les premières pages l’incomparable atmosphère insulaire admirablement restituée par Francisco Suniaga. C’est en suivant Edeltraud dans ses démarches à travers la ville de La Asuncion que sera progressivement révélé un autre aspect de la vie sous les tropiques, cette indolence qui semble affecter tout un chacun et ralentir considérablement la moindre démarche, en particulier lorsqu’elle est d’ordre administratif ou judiciaire. Vient s’ajouter au décalage, cette vision européenne (pire, allemande ! ) qui empêche Edeltraud de prendre la mesure réelle de l’île et de ses habitants.

« Elle ignorait et ignorerait que la réalité de l’île était un prisme qui décomposait à sa guise les lumières et les couleurs, sans modèle préétabli, et que même la lumière divine n’échappait pas à cette distorsion. »

Si la quête d’Edeltraud constitue un des pendants du roman, les rêves et conversations de José Alberto Benitez en sont un autre. Perturbé par un rêve au cours duquel une voix d’homme lui souffle à l’oreille un texte en anglais, l’avocat va, avec l’aide d’un de ses compères, essayer de retrouver l’origine de ces quelques phrases. Mais ce que Benitez aime par-dessus tout, ce sont ces discussions interminables avec les amis du petit cénacle qui se réunit quasi quotidiennement sur les bancs de la place Bolivar. Là resurgissent les souvenirs d’un passé marqué par leur engagement communiste et un voyage en URSS à la fin des années 1960. Francisco Suniaga n’hésite pas ici à délaisser son récit principal pour une réflexion sur le communisme, la guerre et, finalement, l’humanité, laissant s’exprimer la mémoire de ces hommes, riche en anecdotes drôles ou émouvantes. Il prend son temps, écrit au rythme de l’île et de ceux qui y vivent. Nul besoin de se précipiter, la vie nous rattrape toujours.

Photo : AFP.

Quitte à bousculer sa narration et, par là-même, le lecteur, Suniaga, parvenu à la moitié du roman, remet en scène Wolfgang, dont la mort était à l’origine de l’histoire, éclairant ainsi d’une toute autre façon le destin singulier de cet homme victime de sa passion aussi soudaine qu’exclusive pour les combats de coq. Offrant de ce fait un nouveau souffle à son récit, l’auteur dessine dans cette seconde partie une autre vision de l’île, loin des fantasmes touristiques européens. Il y dévoile le monde clos des combats de coq et des paris, des arènes au sein desquelles Wolfgang perdit tout.

Érudit sans la moindre trace d’affectation, passionnant alors qu’il ne s’y passe finalement pas grand chose, L’île invisible possède un charme indéniable appuyé par une écriture élégante et fluide pour laquelle il convient de signaler l’excellent travail de sa traductrice Marta Martinez-Valls. Une nouvelle réussite à mettre au crédit d’Asphalte et de ses deux têtes pensantes (dont vous pourrez retrouver l’entretien ici)que l’on remerciera au passage d’avoir remis ce texte en avant, il le mérite amplement. Écoutez la petite musique de L’île invisible, elle devrait résonner un moment en vous.

Yann.

L’île invisible, Francisco Suniaga, Asphalte, 266 p. , 22€.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Aire(s) Libre(s)

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture