« Ils s’encombraient rarement de mots. Leurs gestes désordonnés disaient tout de la frustration et de la solitude qu’ils traînaient comme une couche poisseuse, et dont ils essayaient de se débarrasser par des caresses avides. Leurs mains couraient sur le corps de l’autre comme des animaux affamés qui, à mesure qu’elles glissaient sur la peau, se nourrissaient en même temps qu’elles lavaient des tourments passés. »
Elisabeth, son mari Stéphane et leur fille Maéva emménagent dans une nouvelle ville, pour un nouveau départ, un nouveau souffle, une nouvelle chance. La grande maison, le terrain vaste, la dépendance pour les activités créatrices d’Elisabeth. Il fallait quitter l’ancien cocon, pollué par des trahisons, des non-dits, des frustrations. Mais changer d’air est-il suffisant ?
J’ai vécu une expérience singulière avec ce roman. Comme souvent, la couverture m’avait attiré. L’histoire aussi. Il faut dire que j’ai un a priori très favorable en ce qui concerne la production des éditions La manufacture de livres. De mémoire, je n’ai jamais été déçu.
Dès le début, j’ai été décontenancé. Notez que ce n’est pas « mal » d’être décontenancé par une lecture, au contraire. On lit pour cela non ? Être brusqué, secoué, malmené, et finalement, surpris. Mais dans ce cas précis, je n’ai pas été décontenancé dans le bon sens du terme. J’éprouvais à la lecture un sentiment étrange, comme s’il manquait quelque chose. Le problème étant que je ne trouvais pas quel était ce qui manquait. Les personnages étaient bien travaillés, ils étaient dotés d’un passé, d’un présent et leur avenir s’avérait incertain, ce qui, dans un roman, est assez intéressant. J’avais accès à leurs émotions, leurs pensées, rien ne m’échappait. Je voyais même très bien ce qu’ils pouvaient éprouver, j’étais en mesure de me mettre à leur place. Mais je ne ressentais rien. Voilà le problème. Le doigt dessus. Pas d’émotions.
Dès les premières lignes, très bien écrites, j’ai eu cette sensation de froid. L’écriture était froide. Où pour être plus précis, la narration était froide, comme un cadavre dans le tiroir d’une morgue. Je ne ressentais rien pour les personnages, ils m’étaient indifférents. Une de mes chansons préférées de Jean-Jacques Goldman s’intitule, « Pas l’indifférence ». « Tout mais pas ce temps qui meurt, et les jours qui se ressemblent, sans saveurs et sans couleurs… » J’étais là-dedans. Les personnages étaient froids, si froids. Pour ne rien arranger, j’avais parfois des difficultés à faire la différence entre la narration omnisciente et le dialogue intérieur des personnages, ça m’a pas mal perturbé. Je me voyais déjà ne pas rédiger de chronique, car je ne le fais que pour parler des livres que j’ai aimé.
Je sais par expérience, qu’il faut donner sa chance à un livre, et que, parfois, ça demande pas mal de pages. Alors, j’ai persévéré. J’ai persévéré d’autant que l’histoire était très intéressante, imbriquée dans ce quotidien si dangereux, le quotidien, ce tueur en série qui trucide tellement de couples. Il y avait pas mal de choses bien vues, une belle écriture, sauf que ça caillait entre ces pages. Et lire avec des moufles ce n’est pas pratique.
Et puis au bout d’un moment, un premier évènement important survient. Et puis plusieurs s’enchaînent, et le récit prend une tournure très glauque. Notez bien qu’en littérature, glauque, ce n’est pas un défaut, loin de là.
Enfin ! mon cœur s’agitait, mon corps réagissait à une chose qui m’est insupportable, l’injustice. De l’injustice, il y en a dans ce roman. Qui révulse, qui indigne. Qui fait grogner entre les dents. À partir de ce moment, mon impression de lecture, mon expérience de lecture s’est transformée. Certains personnages se sont réchauffés au feu de l’injustice, et tout est devenu plus émotionnel.
C’est en prenant ce virage que j’ai compris. Certains personnages n’étaient pas froids, ils étaient morts dans le regard des autres. Ils étaient morts en-mêmes. Etrangers dans leur corps. Je lisais l’histoire d’individus qui s’efforçaient de ranimer un cadavre, un macchabée raide depuis un bon moment. Et ils y mettaient du cœur, ils faisaient le boulot, chaque geste précis, en respectant le protocole. En secourisme, on dit qu’après 3 minutes sans oxygène, le cerveau souffre de lésions importantes. Après 5 minutes sans respirer, le cerveau est touché par des séquelles irréversibles, en clair, vous êtes mort, et si on parvient à vous ramener à la vie, vous ne serez qu’un légume allongé sur un lit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Imaginez les dégâts sur un couple qui ne respire plus depuis des années.
Plus j’avançais dans le récit, plus certains personnages se réchauffaient, et je réalisais peu à peu que ce serait peut-être ceux-là qui sauveraient leur peau. Je me demandais simplement, au sujet d’autres personnages, jusqu’où irait leur acharnement thérapeutique. Toutes mes réponses, je les ai obtenues dans les 25 dernières pages. Des pages de pure folie, d’une dureté qu’on ne trouve que dans le réel, là où la fiction ne peut pas montrer son nez sans devenir grotesque et non crédible. Il faut avoir le cœur bien accroché pour s’aventurer dans ce final oppressant et très bien écrit, dans lequel on est si mal à l’aise, comme pris au piège.
Ce livre est semblable à un corps qui revient à la vie, un corps qui ne s’en sort pas indemne et qui, finalement, n’est pas si étranger que ça ; il se réchauffe peu à peu, et j’ignore si cet effet était voulu par l’auteure, mais si c’est le cas, je lui tire mon chapeau.
Seb.
Carine Joaquim a voulu bien faire, n’en doutons pas, et frapper les esprits avec un premier roman qui dirait pleinement notre époque et ses zones d’ombre, un roman dans lequel résonneraient quelques-uns des maux de ses contemporains. Alors, elle a imaginé cette famille que l’on devine très vite sur le fil, sur une ligne rouge, et qui tente de se donner une chance à travers un nouveau départ. Mais nouveau départ n’est pas pour autant synonyme de réussite ou d’épanouissement et le père, la mère et leur fille verront rapidement la situation leur échapper, les dépasser jusqu’à les emporter bien plus loin qu’ils n’auraient pu l’imaginer.
Nos corps étrangers se veut donc résolument contemporain et décrit la façon dont peuvent se déliter les liens les plus forts, cette usure du quotidien à laquelle viennent se greffer la jalousie ou la colère, qui transforment peu à peu l’amour le plus sincère en indifférence quand ce n’est pas en haine. Mais Carine Joaquim va plus loin et, non contente d’analyser l’explosion du noyau familial, elle s’intéresse à celles et ceux qui gravitent autour et qui contribueront de façon plus ou moins directe à cet inexorable constat d’échec auquel chacun(e) sera finalement confronté(e). Viennent donc se greffer au récit les figures de Ritchie, le jeune migrant récemment scolarisé, celle de Maxence, qui est dans la même classe que Maëva et Ritchie et souffre du syndrome de Gilles de La Tourette, ainsi que celle de Sylvain, son père.
Nos corps étrangers sera ainsi perçu comme une descente aux enfers, à la fois individuelle et collective, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Une chute en entraîne une autre, le courant semble devoir emporter avec lui chacun(e) des protagonistes de cette histoire et, si on a déjà lu et apprécié des romans emplis de cette noirceur qui laisse si peu de place à l’espoir, pourquoi cette impression de passer à côté de celui-ci, de n’être finalement pas touché par ces destins malmenés ?
On pourra trouver plusieurs raisons à ce constat : tout d’abord, l’écriture, froide, sans véritable relief et qui semble ne s’attacher véritablement à aucun des personnages qu’elle dépeint. Cette distance, qu’elle soit voulue ou non (et, à mon sens, elle ne l’est pas), garde le lecteur en-dehors de l’histoire, simple spectateur qui, à aucun moment, ne se sentira véritablement pris dans le récit. Ensuite, et surtout, c’est cette volonté d’aborder de front certains maux de notre société qui finit par coûter à Carine Joaquim la crédibilité de son roman. En voulant traiter (entre autres car je m’en voudrais de spoiler) au sein d’un même texte de sujets comme l’immigration, le handicap, le harcèlement, la découverte de l’amour et, simultanément ou presque, l’autopsie de la fin d’un amour, l’autrice livre un récit dont les ressorts artificiels ôtent à la trame toute possibilité de rester complètement plausible. Quant aux dernières pages du roman, celles qui semblent marquer les esprits par leur dureté, on n’y a rien vu de plus qu’une espèce de surenchère qui échouerait à relever ce qui précède, achevant ainsi de donner à Nos corps étrangers cette désagréable impression de vouloir trop en faire.
Yann.
Nos corps étrangers, Carine Joaquim, La Manufacture de Livres, 240 p. , 19€90.