« Faut jamais dire le nom des choses si on veut qu’elles n’existent pas au grand jour. »
On avait laissé Pierre Pelot au moment où, en 2019, après la parution de son Braves gens du Purgatoire (Héloïse d’Ormesson / Pocket), il annonçait raccrocher les gants. Le choc était rude mais il fallait bien reconnaître que le bonhomme n’avait plus rien à prouver à personne depuis longtemps et qu’il avait amplement mérité sa retraite au fond de ces Vosges qu’il n’avait finalement jamais quittées, le comble pour quelqu’un qui nous fait voyager depuis tant d’années. S’en était suivi, un an plus tard, contre toute attente (ou presque), Ailleurs sous zéro (Héloïse d’Ormesson), un recueil de nouvelles plutôt bancal qui, plutôt que nous rassurer, semblait confirmer son envie de lâcher l’affaire pour de bon. Ne restait plus qu’à se pencher sur l’oeuvre considérable qu’il laissait derrière lui et dont on n’avait encore sûrement pas lu la moitié. Et puis vint la double bonne nouvelle : non seulement Pelot revenait avec un nouveau roman mais il entrait à la Série Noire, sans doute une des rares grandes collections à n’avoir jamais accueilli un de ses textes (oui, bien sûr, j’exagère mais je manque parfois de mesure à son sujet). Bref, l’annonce de la publication de ces Jardins d’Eden sauva ma fin 2020, année pas forcément enthousiasmante dans son ensemble.
Après Purgatoire, Pelot situe donc ce nouveau roman à Paradis, ancienne ville thermale en perte de vitesse depuis des années. La dernière affaire qui marche, ici, c’est le camping, les fameux Jardins d’Eden, sorte de complexe chalets/bar/boîte de nuit/karaoké, tenu par les jumeaux Touetti et la sombre Virginia, mère de Manuella dont le cadavre à moitié dévoré avait été retrouvé dans les bois quelques années plus tôt. Si elle n’a de Paradis que le nom, la ville se montre pourtant moins résolument hostile que son pendant ouvrier, Charapak, cité de filatures et de tissages, dont ne subsiste plus désormais « que la friche industrielle, hauts murs gris galeux, innombrables fenêtres noires aux carreaux brisés, toiture en dents de scie, vertigineuse cheminée de briques rousses ». L’ancienne cité ouvrière est devenue au fil des ans une espèce de campement géant, un rassemblement de manouches et de marginaux de tous horizons au sein duquel il ne fait pas bon mettre le pied si l’on n’y a pas les bonnes connaissances.
C’est dans ce contexte pour le moins cafardeux que Jip fait son retour à Paradis, après une poignée d’années à se battre contre un cancer particulièrement virulent. Devenu sobre par obligation plutôt que par choix, l’ancien journaliste n’a jamais renoncé à enquêter sur la mort de Manuella, d’autant qu’Annie, sa propre fille, amie de la défunte, semble avoir disparu à son tour. S’il ne s’attendait sûrement pas à un accueil chaleureux, Jip n’imaginait sans doute pas non plus l’ouragan provoqué par son entêtement.
« T’étais pas d’entre nous complètement. T’avais gardé de la morale de gamin. Nous, non. On avait la nôtre. Nous, on savait, nos vieux et la famille nous l’avaient appris, que pour survivre dans le système et pour en profiter plutôt qu’en être les larbins il fallait l’inventer, le faire à notre mesure, tu vois. »
Celles et ceux qui découvriront Pelot à travers ce roman risquent d’être secoués par le voyage. Les autres y retrouveront ces abimes de noirceur dans lesquels l’homme des Vosges nous avait déjà traînés à quelques reprises par le passé. On pensera en particulier à l’inoubliable et cauchemardesque Forêt muette (Verticales – 1998) dont on peina à se remettre. Le tableau qu’il offre ici est plus proche de l’Enfer de Bosch que de l’image bucolique que l’on pourrait se faire des Jardins d’Eden. Aucune concession dans ces 250 pages, Pelot lâche les chiens et donne libre cours à son imagination débordante dans ce qu’elle a de plus sombre. Il ne ménage ni le lecteur ni les protagonistes de son cauchemar éveillé et offre à la Série Noire un texte marquant qui, s’il ne fera sans doute pas l’unanimité, achèvera de convaincre que cet homme a une plume et une voix hors du commun dans le paysage littéraire français.
Yann.
Les Jardins d’Eden, Pierre Pelot, Gallimard / Série Noire, 249 p. , 18€.