Cher Roses fauves,
Je me permets de te tutoyer si tu veux bien car te lire m’a fait le même effet que si on m’avait permis de regarder à la loupe la manière dont tu as été imaginé et fabriqué. Je t’ai décortiqué dans tous les sens ! Regarde d’ailleurs dans quel état je t’ai mis :
Quatre romans en 13 ans, ta génitrice n’a rien d’une poule pondeuse ! et Dieu sait que ta mère est douée, suffit de voir les nombreux prix que tes frères ont remportés. Vous êtes tous les 4 des prodiges littéraires et vous avez ce truc qui fait qu’on vous sait de la même famille, écrit de la même plume. Tous différents et pourtant un sacré air de famille. Qu’en penses-tu ? Es-tu proche de tous tes frères de la même manière ?
C’est très sympa de me traiter de prodige, mais ça me gène un peu car je suis le plus timide et le plus modeste des quatre.
Je porte certains traits de mes aînés. Oui, tu as raison, on les retrouve tous les trois en moi.
Je suis né du titre de mon grand frère, Le Cœur Cousu. Ce titre a été inventé par l’éditeur de mon auteure, ce n’est pas elle qui l’a trouvé et je sais, elle me l’a confié, qu’il lui a fallu se l’approprier. Elle m’a engendré pour cela, pour que ce titre lui appartienne. Dia, une lectrice du Cœur cousu lui a raconté cette tradition étonnante perpétuée à Monforte Del Cid dans la région de Murcia : les femmes sentant la mort approcher brodent un petit coussin en forme de cœur dans lequel elles enferment des morceaux de papier où sont écrits leurs secrets, leur fille aînée hérite de ce cœur à leur mort avec l’interdiction absolue de l’ouvrir. Comme ce premier né, j’ai les couleurs de l’Espagne, de l’exil, et l’on retrouve même en moi l’un des personnages de ce roman que mon auteure avait toujours eu envie de ressusciter : Lucia, la prostituée, partie sur les chemins avec sa robe noire à paillettes et son accordéon.
Du domaine des Murmures racontait l’histoire d’une recluse au XIIème siècle et Lola, mon héroïne, est elle aussi une sorte de recluse, elle s’est cloîtrée dans son petit jardin et dans le bureau de Poste où elle travaille.
J’ai le parfum de terre, de forêt et de rivière de La Terre qui penche. Mais la nature puissante et féerique qui irriguait mon frère s’est concentrée dans un modeste jardin envahi par des roses fauves.
Comme les autres, je suis très féminin et plein de zones blanches où le lecteur peut broder ce qu’il veut, comme les autres je ressemble un peu à un conte, comme les autres j’ai la voix de ma mère. Nous commençons à former une famille nombreuse et nous nous entendons bien.
Vous avez tous la voix de ta mère, la voix d’une conteuse magicienne. Tu sais elle me fait penser au Joueur de flûte de Hamelin. Avec elle à la flûte, le lecteur suit, le lecteur est envoûté et quoi qu’il advienne il prend la route. Est-elle pareille quand elle écrit ? Un mot en entraîne un autre, fonceuse, l’histoire se déroulant sous ses yeux ? Tes frères ont du te raconter ta naissance. Tu me racontes à ton tour?
[long silence de trois semaines….]
Oh pardon Cécile ! Je t’ai oubliée ! Je suis un roman très tête en l’air et, en hiver, j’hiberne. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je te réponde au printemps quand j’aurai repris des forces. Ma naissance, je ne m’en souviens pas (qui se souvient de sa naissance ?), mais Cœur cousu dit que j’existe grâce à lui. Il faut toujours qu’il prenne toute la place celui-là, sous prétexte qu’il est le premier et qu’il a tracé seul sa route « dans la jungle des lettres », sans personne pour lui expliquer comment survivre dans cet univers de bouquins qui poussent comme du chiendent. Il m’a dit que je devais ma naissance à l’une de ses lectrices ! Forcément, on lui doit tout ! Il nous répète que sans lui, on n’existerait pas, que sans lui, notre mère n’en aurait jamais écrit d’autres… En vérité, elle aurait bien voulu me donner le nom de ce frimeur, il m’allait tellement mieux qu’à lui. Mais bon, on ne débaptise pas un livre aîné comme ça.
Je sais qu’elle m’a beaucoup rêvé avant de commencer à m’écrire, qu’elle m’a raconté à plein de gens, qu’elle a semé ses premiers mots sur le papier un automne, qu’elle a planté Lola Cam, son héroïne, dans mes tripes dès le début, qu’elle m’a écrit comme on crée un jardin, qu’elle a été surprise par mes soudaines floraisons, qu’elle a goûté les saisons en me mettant au monde. Elle s’est abandonnée à la terre et au monde végétal, a été émerveillée par l’imagination des plantes et s’est laissée séduire par le parfum des fleurs. Elle a lu, écrit, lutté contre une prolifération folle de fougères aigles et a dû maîtriser des ronces. Elle a été un écrivain jardinier. Alors que pour écrire Du domaine des murmures, il lui avait fallu être écrivain architecte. C’est très différent, je crois. Quelque chose échappe toujours au jardinier. Mais je vous dis ça, alors que je ne sais pas grand chose. Je lui ressemble, je doute beaucoup. Elle aime ce qu’elle a vécu à mes côtés le temps de ma création, je lui ai rendu cette foi en l’amour éternel qui l’accompagnait depuis toujours, qui était sa force et qu’elle avait peur de perdre.
Mais oui, évidemment, comment n’y ai je pas pensé plus tôt ! C’est un écrivain jardinier, elle écrit comme le peintre peint ! Mais tu évoques ici aussi à demi mots la crainte de la page blanche, la peur du doute et de l’incertitude. Elle me semble tellement forte, généreuse, inventive que cela m’étonne que Carole Martinez puisse un jour ne plus rien avoir à nous raconter. Il faut que tu la rassures, que tu la stimules, tiens rapporte lui ceci : là où j’officie comme libraire, je les vois revenir tes lecteurs et tous, je dis bien tous, ont été enchantés, surpris, ravis et tous, je dis bien tous, viennent chercher un de tes frères. Carole Martinez ne doit pas douter, c’est normal d’avoir un coup de mou après un accouchement, on parle bien du baby blues. C’est juste le book-blues de l’écrivain.
Est-ce qu’elle lisait pendant qu’elle t’écrivait. Puise-t-elle son énergie créatrice dans des romans qu’elle relit à l’infini ? De quoi est composée sa table de nuit ? A quoi ressemble la bibliothèque de Carole Martinez ? Tu pourrais m’envoyer une photo ?
[moins long silence de deux semaines et demi…]
…. Comme d’habitude, je dormais. L’hiver est rude. Mais ce matin, le soleil, m’a un peu secoué et un tapis de perce-neiges a poussé. Des livres, il y en a plein partout, ils poussent dans la boite aux lettres et Carole ne désherbe jamais. Elle n’a pas une bibliothèque, elle en a vingt, elle a des cartons et des piles de bouquins. Ça l’envahit et ça l’inquiète un peu. Mais c’est tout de même très beau tous ces livres.
Quand elle écrit, elle lit et relit beaucoup d’essais, des textes d’historiens (Duby, Perrot, Zinc, Pastoureau …), de scientifiques, des ouvrages critiques (J.P. Richard, Bachelard …). Elle se nourrit pour arriver à se plonger dans un univers, pour y vivre. Elle cherche du réel pour mieux décoller. C’est ça, elle s’appuie sur la réalité pour atteindre le merveilleux. Elle lit très peu de romans en écrivant. Du Toni Morrisson et du Juan Rulfo pour le Cœur cousu, du Giono et Absalom, Absalom de Faulkner pour la Terre qui penche. Plus du théâtre : Claudel pour Du domaine des Murmures, La maison de Bernarda Alba pour Les roses fauves. Mais toujours des poèmes : Hugo, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Supervielle …
Elle lit bien plus quand elle n’écrit plus. Elle lit par crises. C’est un problème, elle fait les choses par crises. Du genre, je ne fais plus que ça pendant quinze jours. Et puis souvent, elle oublie. C’est terrible d’oublier la moitié des choses comme ça.
Cher Roses fauves, une toute dernière question : sais-tu si elle travaille à un nouveau projet notre Carole ? La vois-tu tournoyer, ruminer, prendre des notes ?
Eh oui ! Elle m’a abandonné. Elle ne m’a pas tenu la main bien longtemps et je dois vivre seul désormais. Elle m’a sevré plus vite que mes frères, même si je sais qu’elle ne les préfère pas. C’est juste que nous avons été confinés et qu’il lui a fallu s’échapper, reprendre la route, trouver un nouveau terrain de jeu pour traverser cette drôle de période qui s’allonge, s’allonge, comme le nez de Pinocchio. Elle m’a abandonné, un jardin en hiver ne demande pas beaucoup de soin, pourtant j’ai tout fait pour la retenir encore un peu, j’ai craché des roses jusqu’en janvier, j’ai accueilli une foule d’oiseaux, mais non malgré tous mes efforts elle est partie. Je la sais en Arles aujourd’hui. C’est là-bas qu’elle écrit, qu’elle suit des grues, des chevaux, des taureaux. Elle se goinfre de paysages pour installer sur cette terre mouillée une mère et sa fille, deux endormies, serrées l’une contre l’autre au milieu d’une terre plate comme la main et balayée par les vents, deux endormies qui mêleront leurs rêves, comme l’eau et la terre se mêlent dans ce paysage de marais, elle se dilue dans un monde saumâtre, j’espère qu’elle me reviendra un peu au printemps. Je suis trop fragile encore pour me passer d’elle. Je l’appelle, je l’appelle …
Moi, je ne t’ai pas oublié et c’est toujours autant d’enthousiasme que je parle de toi, de tes frères, de Carole, de cette manière si particulière qu’elle a de nous rouler dans la farine, de nous embarquer dans des histoires abracadabrantes qui nous font retrouver notre âme d’enfant. Merci Roses Fauves, merci d’avoir répondu à toutes mes questions….
Cécile.
Les roses fauves, Carole Martinez, 346 p. , 21€.