Denis Johnson est mort en 2017 d’un cancer du foie. Il était considéré comme une des grandes voix de la littérature américaine contemporaine. En France, la quasi-totalité de son oeuvre est publiée chez Christian Bourgois, dont Jesus’s son (Nouvelles – 1996) et Arbre de fumée (2007), son roman le plus connu, récompensé par le National Book Award. Rêves de train (précédemment publié en 2007) bénéficie aujourd’hui d’une réédition dans la collection Titres, traduit par l’incontournable Brice Matthieussent.
La vie, l’écriture et les addictions de Denis Johnson ont contribué à lui donner la réputation d’un écrivain hors normes, halluciné, capable de se renouveler à chacun de ses livres, jamais en repos. Écrivain des marges, il n’eut de cesse de mettre en scène des personnages rongés par la vie, victimes de violences, d’accidents ou de leurs propres dépendances.
Étonnant par sa brièveté (137 p.), Rêves de train n’est peut-être pas considéré comme un texte majeur de Johnson mais il ne souffre d’aucune faiblesse et mérite largement d’être reconsidéré. Ce livre, qui aurait pu s’intituler Une vie, si Maupassant et tant d’autres n’en avaient eu l’idée avant lui, revient sur l’existence de Robert Grainier au début du XXème siècle dans l’Idaho.
A une époque où l’arrivée du chemin de fer va bouleverser le pays, Robert Grainier va de chantier en chantier, ramenant un peu d’argent au foyer qu’il a construit pour sa petite famille. Confronté à la violence de ses semblables, il essaie de s’en tenir éloigné, sans y parvenir tout le temps. Lorsque le destin se charge de le frapper, Grainier va perdre tous ses repères et passer le reste de sa vie à tenter de garder le cap et de donner du sens au monde qui l’entoure.
Denis Johnson n’a pas choisi de dérouler la vie de Robert Grainier selon une chronologie classique et parvient ainsi à surprendre le lecteur en donnant parfois à son récit une direction inattendue, comme le feraient des aiguillages sur une voie ferrée. Il se montre particulièrement convaincant dans le tableau qu’il dresse de la région au début du XXème siècle et sur la vie des ouvriers qui trimaient à la construction des chemins de fer. Opposant l’agitation incessante du monde à l’espèce d’ascétisme que choisira Grainier, il livre des pages magnifiques sur la vie de ce dernier, au milieu de la nature sauvage, sur le lopin de terre qui constituera finalement la seule véritable acquisition de sa vie. Parfois teinté de fantastique, le récit ranime des frayeurs et croyances anciennes, quand l’homme, aussi fort soit-il, craignait encore bien des choses qu’il ne pouvait expliquer.
« Il était tout seul dans son chalet au milieu de la forêt, il ne s’adressait à aucun interlocuteur, sa propre voix le fit sursauter. Même sa chienne était partie se promener et elle n’était pas revenue pour la nuit. Il regarda les flammes frissonner à travers les interstices du poêle, puis il regarda le rideau ondoyant des ténèbres se refermer sur lui. »
Bref et sensible, Rêves de train est un petit livre touché par la grâce, de ces textes auxquels rien ne manque, sans artifices ni maniérisme. C’est avec ces quelques pages que Denis Johnson donne la pleine mesure de son talent, loin des presque 700 pages d’Arbre de fumée, dont la renommée a injustement éclipsé la beauté de ce Rêves de train. Un texte à redécouvrir, donc, un petit poche à amener partout et à offrir autour de soi.
Yann.
Rêves de train, Denis Johnson, 137 p. , 7€50.