Quatre-vingt-douze pages qui te rentrent en dedans, de la part de cet auteur-compositeur-interprète qui lâche, durant ce temps, son oripeau – dans le sens de cette lame de cuivre battue en feuille, ayant l’apparence de l’or – de Tire le Coyote, pour « être » Benoit Pinette.
C’est du courage et de la beauté.
Je vais te dire cette image qui m’est venue après la lecture de La mémoire est une corde de bois d’allumage , cet assemblage de ces haïkus mélangeant mélancolie, peur, sensibilité et résilience.
Et bien j’ai imaginé l’auteur en train de rassembler le bois, de petites branches sèches et cassantes, froisser en boule du papier où s’inscrit des anciennes peurs, monter un tipi de feuilles mortes, tout ce qui sert à faire partir un feu. Puis, laisser partir en fumée ce passé en monticule.
Embraser ce Tout lui permettait alors d’accéder à la chaleur, cette chaleur qui redonne lumière et espoir.
Quatre-vingt-douze pages pour expier une douleur, dire le beau, le trésor indispensable pour ne pas « péter une coche ». Quatre-vingt douze pages pour dire un avant puis un avenir.
Ces poèmes je les ai d’abord entendus comme des chants expiant une douleur.
Benoit Pinette y convoque rapidement des images, c’est un art en soi.
J’avais presque envie de dessiner au crayon gris, un regard de petit garçon désorienté, apeuré. Ses mots te prennent au cœur quand tu entends leur résonance.
Benoit Pinette tape sur son âme-tambour pour te graver une impression au creux de tes entrailles.
« le grincement des pentures
dans un va-et-vient discordant
réveille l’espion
le loup
ses hurlements rebondissent
sur les parois de ma mémoire
j’aurais aimé grandir ailleurs
que dans le cadre d’une porte battante
que fais-tu là
dans mes restants d’angle mort
fauve sauvage à tête d’adulte?
que fais-tu là
à engraisser le vertige des mortels
à élaguer la douceur des caresses
avec le flair du nouveau-né
cherchant le mamelon de sa mère ? »
Puis au milieu de cette mémoire qui prend ses mots, tu auras cette respiration, cette feuille tatouée d’une étincelle de Prévert, puis une seconde où, là-haut, sont inscrits deux prénoms.
Une douceur s’empare alors de l’encre des maux, il y a comme un éclatement soudain, tu le vis, ces couleurs qui viennent, tu te laisses porter par cette vague intense et magnifique.
La mémoire est une corde de bois d’allumage exprime ce renouveau, celui d’un homme ayant fait un long voyage, qui maintenant se repose au sein d’un amour à la fois confrontant et inconditionnel, celui d’un père pour ses enfants.
« je suis littoral
je m’abandonne
comme une plage à la mer
le large sondé
l’éternité renouvelée
en un clin d’œil
dans la tour
d’un château de sable »
Benoit Pinette a connu la frayeur et, réchauffé par son bois, ses soleils, il a ce courage de convoquer la poésie pour débroussailler le chemin et se dresser face au monde.
Comme une aire devenue libre pour ce sacrément bon premier recueil.
Coup au cœur pour ce coyote qui survécu au tir du cow-boy.
Fanny.
La mémoire est une corde de bois d’allumage, Benoît Pinette, La Peuplade, 128 p. , 15€.
La patience du lichen, Noémie Pomerleau-Cloutier
Te donner de la poésie, d’entrer en poésie, ce n’est pas chose aisée tellement ceci est avant tout un souffle.
En préambule, La Peuplade te dit le beau projet mis en mots pour La patience du lichen de l’auteure originaire de la Côte-Nord.
« Fascinée depuis son enfance par le bout de la route 138, Noémie Pomerleau-Cloutier est allée à la rencontre des « Coasters » – innus, francophones et anglophones – a enregistré leurs voix pour remailler en poème ces territoires morcelés. »
1260 habitants sur une superficie de 41 159,26 km2, cela te donne du sens à « l’air du large ». « Commençant à la rivière Natashquan à l’ouest, la Basse-Côte-Nord couvre un territoire éloigné au-delà de la route 138. Celle-ci recommence au village d’Old Fort et vous amène à l’extrémité est de la Basse-Côte-Nord et à la frontière avec le Labrador » (source bassecotenord.com)
Tu avales les nuages et l’eau du fleuve – que les Autochtones appelaient avant « la rivière qui marche » – au sein de ces communautés uniquement accessibles par bateaux ou par avions. Tu entends le son de la glace, tu reconnais des identités et tu te fonds dans les mots puissants, choisis par Noémie Pomerleau-Cloutier.
C’est un monde et c’est apprendre à se laisser traverser par ce monde.
Je suis alors partie en voyage, j’ai laissé respirer des émotions. J’ai lu, fermé les yeux, largué les amarres. C’est beau de se laisser aller à cette résonance, cet Ailleurs niché en ces pages, percevoir cet éclat, sur un rythme poétique, d’un Québec peu connu.
Tu peux prendre ce temps dans La patience du lichen , prendre le temps pour faire le vide en toi et y laisser accueillir l’écho de sa prose.
« Les journées s’allongent au bout des grues. J’admire la danse assourdissante des conteneurs qui, avec celle des vents, donne le rythme à la côte. Il y a la vie de tant de gens entre les métacarpes de la machinerie. Sur le plus haut pont de « Bella », des touristes ont tout leur temps pour commenter une réalité qui n’est pas la leur. Le ravitaillement est un art complexe. À chaque passage, j’embrasse l’amplitude de ce qui nourrit. »
La poésie de Noémie Pomerleau-Cloutier comme traits noircis d’un blanc territoire sur un carnet de bord, longeant les lieux qui appellent au mouvement migratoire tandis qu’elles et eux, habitant(e)s, sont là, depuis des générations, parfois parvenu(e)s ici par amour, mariage, rencontre, hasard, puis tu te laisses aller à les reconnaître.
« Ici », « Kegaska », « La Romaine / Unamen Shipu », « Cheery », « Harrington Harbour », « Aylmer Sound », « Tête-à-la-baleine », « Mutton Bay », « La Tabatière », « Pakua Shipi », « Saint-Augustin », « Old Fort », « St Paul’s river », « Middle Bay », « Brader », « Lourdes-de-Blanc-Sablon / Blanc-Sablon ».
C’est après sa lecture que j’ai voulu prendre une carte pour parcourir le corps de cette œuvre.
J’espère te donner enviée t’étendre et de te laisser écouter ce paysage humain, ces îlots d’aventures de vie, de lire ce voyage qui ne dit pas sa fin.
C’est vraiment beau de se laisser promener à cela, au fil des kilomètres et des histoires, avec l’envie de percer un nouveau territoire en compagnie d’une exploratrice des mots, déjà auteure du sublime « Brasser le varech » paru au sein de la même maison.
« (…) il flaire la phonétique de l’ours noir
il ausculte ses dégâts dans le camp
il perce sa colère
me as a trapper you see
I have the right to take four bears a year
two in the spring and two in the fall
il en a tué
quand il travaillait au nord
mais plus maintenant
la meilleure façon d’éviter la destruction
c’est de laisser la porte ouverte »
Tu effleureras des vies, tu y ressentiras la rudesse, la douceur, la rugosité, la violence, d’être soi dans cette vastitude, sans ambages. Noémie Pomerleau-Cloutier te place dans ce terreau ilien et je te souhaite de ne pas passer à côté de cette magnétique pérégrination.
« (…) l’horaire des récoltes
la posologie des recettes
la métallurgie des vêtements
la charte des pièges
le langage des poissons
la mécanique des vents
l’analyse des eaux
le code de tous les moteurs
la construction de tout ce qui abrite
vos corps vos cœurs vos vies (…) »
Coup au cœur élancé.
Fanny.
La patience du lichen, Noémie Pomerleau-Cloutier, La Peuplade, 264 p. , 18€.