« Faire le vide. Ramasser tout ce qu’il a laissé derrière lui. Le balancer dans des cartons et tout jeter : photos, vidéos, chaussettes, messages…Supprimer. Plus rien. C’est trop dur sinon. Toutes ces traces de passage. Ces traversées avec retour sur le paysage de son corps à tout jamais absent. La chaise vide. La tasse dans laquelle il buvait son café. La silhouette sans densité dans le lit. Les cadeaux qu’il a faits : un parfum ou un livre, un bijou de pacotille pour faire briller la relation. Tout. J’attrape, je jette dans des cartons et, direction les grandes poubelles vertes dans la cour, en bas de l’immeuble. Plus rien pour penser à lui. Parce qu’il va mettre du temps à se déloger de ma tête de toute façon. »
Alors qu’il vient de se faire larguer, un réalisateur reçoit une commande. Réaliser un documentaire sur les faillites amoureuses. Il accepte et rencontre des femmes, enregistre leurs voix, les écoute raconter leur séparation, l’abandon dont elles ont été les victimes. C’est peut-être son chemin de reconstruction.
Deuxième livre que je lis de Marest éditeur et deuxième très beau moment de lecture. Cet éditeur mérite que l’on prête attention à son travail. S’abandonner, de Séverine Danflous, est empreint d’un univers très particulier, qu’il est difficile de décrire. Pour le peindre, je dirais que ce roman irait parfaitement avec un film de Claude Sautet, qu’il aurait sûrement aimé mettre en scène, avec ses cafés enfumés, le brouhaha, la frénésie latente qui court sur les comptoirs, entre les tables à peine débarrassées, ces personnages complexes tiraillés par des sentiments divergents. Pour faire bonne mesure, il faudrait écouter juste avant la lecture, comme pour se mettre en rythme, la très belle chanson de Rose, « Mais ça va ». En corollaire, il faudrait lire avant, le très beau roman de Jean-Philippe Blondel, Mariages de saison , dans lequel un photographe recueille les confidences et les états d’âmes de jeunes mariées.
Si vous faites cela, vous serez pile dans l’ambiance. Mais bien sûr, ce roman se suffit à lui-même. Séverine Danflous réussit une performance, quelque chose qui n’est pas aisé, casse gueule même : se mettre dans la peau d’un personnage du sexe opposé. Cet homme qu’on a quitté, qui erre de logement en appart, de canapés de potes en divans de vieilles copines, elle a su en tirer le meilleur, le plus profond, le plus sincère. Elle est allée cueillir son mal, sa douleur, ce que la séparation avait laissé de doutes en lui, et toutes ces blessures que le vide a provoquées.
Ce portrait d’un homme en déshérence, simplement raccroché à un projet qui lui fait écho, est à la fois simple et beau, profond, subtil. Pas évident de comprendre l’autre sexe, d’envisager un monde que l’on coudoie mais qui reste bien abstrus. Pas facile de trouver le chemin, sans passer par le mélo, en évitant les poncifs, les voies sans issue et en trouvant les voix avec issue.
Il y a quelque chose de très émouvant à suivre le parcours de cet homme au mitant de sa vie, qui réalise qu’il n’a pas construit grand-chose et qui commence à se demander ce qu’il laissera derrière lui. Ses face à face avec ces femmes blessées, elles aussi très touchantes dans leur colère, leur peine, leur douleur, sont autant de miroirs qui le racontent en creux. À chaque confidence, il en apprend un peu plus sur les femmes, leur ressenti, leur fonctionnement, et dénoue doucement les liens qui l’emprisonnent dans cette chute qui semble sans fond. Car être abandonné c’est être lâché dans le vide.
La construction linéaire du roman est extrêmement bien sentie. Chaque entretien préfigure un pas en avant, pour l’homme qui enregistre mais aussi une libération pour celle qui est écoutée. C’est une relation brève mais intense qui s’instaure, avec peut-être, l’accord tacite de se guérir l’un l’autre. Chaque enregistrement est une brique de la nouvelle maison que se bâtit l’homme largué, et la confidence que consent la femme est un poids dont elle se déleste. Peu à peu, celui qui était sans volonté, semblable à la feuille emportée sur le dos de la rivière, va reprendre des forces, mis le parcours est semé d’embûches et il faudra se montrer pugnace pour conserver une chance d’aller mieux, de revoir la lumière. La vie facétieuse n’aide pas, ou aide parfois.
L’écriture est fine, travaillée, elle est belle, elle remplit ces pages d’humanité, de chair, de souffle, de souffrance aussi, accompagnée par un cortège sombre de colère et de doutes. Sous la plume de l’auteur, le quotidien blafard reprend des couleurs, des détails retrouvent une importance toute simple, la lumière, les soupirs, une chanson, les silences, un café.
Avec ce roman, l’auteur nous dit que la guérison n’existe pas dans la fuite et qu’elle se trouve dans le combat. Qu’il faut aller au charbon, s’en mettre partout, y tremper les mains et le cœur, ne pas subir. Elle nous dit que la réparation, la guérison passent par la création, la sensibilité, que ce qui a blessé peut aussi soigner. Elle nous suggère que même si les autres nous en mettent parfois plein la gueule, il faut avoir le goût des autres et que l’art est un beau véhicule qui aide beaucoup.
Au fil des pages, la polyphonie se répand tout en accordant sa singularité à chaque voix. Cela construit un chœur, celui des relations complexes de l’amour, de pourquoi il meurt, de pourquoi il surgit, de comment on survit à sa disparition, à son délitement.
Je vous propose de vous abandonner durant 200 pages, et peut-être que ça durera un peu plus que ça. Et je prends le pari mesdames, que parmi vous, pas mal se diront en lisant certaines confidences « mais oui, c’est exactement ça que j’ai ressenti ! » et que vous, messieurs, vous vous trouverez des points communs avec le narrateur.
L’ouvrage est en librairie depuis le 11 mars. Vous n’avez plus d’excuse.
Seb.
S’abandonner, Séverine Danflous, Marest Éditeur, 200 p. , 17€.