J’aime suivre Madeline Roth au fil de ses textes qui paraissent en littérature jeunesse depuis quelques années et j’ai ressenti une émotion particulière en recevant Avant le jour, sa première parution du côté des adultes. Un peu d’appréhension : vais-je retrouver les ambiances que j’aime tant, sa retenue, sa façon de t’envoyer des flèches chargées des mots les plus justes droit dans le coeur ?
Oui, oui et oui. En 75 pages lues en apnée et en totale empathie avec sa narratrice, c’est tout son univers littéraire qu’on peut voir se déployer.
Cette femme nous dit tout d’elle le temps d’une escapade à Turin qu’elle attendait depuis si longtemps avec son amant. Mais celui-ci a annulé au dernier moment, sa femme étant touchée par un deuil dans sa famille. Le week-end en amoureux se transforme donc en introspection douloureuse autant que lumineuse, le bon moment pour faire le point, poser des mots sur une situation de plus en plus difficile à vivre mais à laquelle elle trouve aussi de bons côtés, elle doit bien se l’avouer.
Deux nuits à Turin pour penser à la suite : avec ou sans lui ?
Des passages entiers qu’on a envie de recopier ou d’apprendre par coeur. Heureusement que le livre est court, il va rester près de moi et je pourrai vite y retrouver mes passages préférés quand le besoin de ces mots reviendra me titiller.
Bienvenue chez les « grands » Madeline !
Aurélie.
C’est une banale story. Une banale story comme une banale song, tu vois ?
Oui, je te le fais à la Souchon, parce que c’est doux et tristoune et pas que, vibrant aussi, comme un bon vieux Souchon. Une certaine nostalgie de ce qui n’a pas existé. Et c’est beau comme une photo de Saul Leiter, une silhouette derrière la vitre sur un carreau ruisselant, et quelques fois une main sur le carreau. Rien qu’une main.
C’est une banale story de ces amours clandestines, les empêchées du grand jour, les empêtrées un peu aussi. Les retenues, qui vibrent si fort entre les interstices. Qui vibrent si fort parce que, peut-être, les interstices, va savoir. Là où tout serait possible, si seulement…
Madeline sait dire avec justesse les intensités des adolescences. Ses trois romans précédents en sont vibrants. Elle dit ici le tourment amoureux qui tarabuste une femme à la quarantaine, une femme qui serait, peut-être, en quête de ces intensités. Des intensités dont elle rêvait. Une femme qui mesurerait, le temps d’une escapade, l’écart entre ce qu’elle se souhaitait, ce qu’elle a vécu, comment elle l’a vécu, et ce qu’elle vit. Et qui se pose.
Me vient en clin d’œil le titre de Fabcaro : Et si l’amour c’était aimer. (éds Six pieds sous terre).
« Je marche, j’entre dans les musées, j’entre dans des églises, j’ouvre la bouche en grand, tout ça ne suffit pas, je me nourris des mots dans les livres, des mains sur ma peau, je veux tout, oui, avoir quinze ans quand il m’embrasse, tournoyer, me perdre et ne jamais me retrouver, je veux qu’on m’entraîne, je voudrais qu’on ne me laisse pas le choix , j’ai trente-neuf ans et douze ans à jamais, je suis une adulte dans un cœur d’enfant, je ne veux pas de ce monde qu’on me propose, je veux tout en grand, escalader les immeubles, être ivre, dompter les lions, hurler face à la nuit, et plus encore, et tout ça encore qui ne suffit pas. »
Elle, qui dit Je dans le livre, aime Pierre, qui l’aime aussi « et » qui est mariée à Sarah. « Mais » qui est marié à Sarah.
Et c’est pas elle Sarah.
« Il est resté un peu, dans cet après-midi de septembre, je crois que je rougissais. On n’est plus rien devant le désir. Juste deux corps. Qui détaillent tout de l’autre. Qui s’y voient, s’y projettent, s’y lovent. J’ai déposé sa tasse dans l’évier. Depuis combien d’années je n’avais pas fait ce geste simple, qui pourtant me bouleversait ? »
Ils devaient passer trois jours ensemble à Turin, en amoureux enfin, et, c’est toujours comme ça n’est-ce pas ?, il ne peut pas. Au dernier moment, il ne peut pas, et il a une vraie bonne raison pour ça.
Tant pis, elle, quand même, y va.
Elle y va pour se chercher, suppose-t-elle. Et moi je ne la crois pas. Oh, je suis sûre de sa sincérité. Mais je ne la crois pas. Je crois qu’elle y va pour qu’on la trouve. Pour passer de « l’image qu’on attend de moi » à l’image que « j’attends de moi ». Et c’est important. Mais j’entends toujours « image ».
« Il y a une petite fille à l’intérieur de moi. »
« Je ne veux pas penser à ce sentiment du vide. Je ne veux pas que l’absence de Pierre soit ressentie comme cela, comme un vide. Je veux bien de l’impatience et de la peur, mais pas du sentiment de perte, du sentiment d’abandon. Je veux aller lentement. Je veux être l’aube et le crépuscule, le doute et la certitude, je veux pouvoir être perdue et sourire. Et imaginer qu’il me voit, ici, perdue et souriante. »
Elle fait trois pas en avant, trois pas sur le côté, se caresse dans le sens du poil puis se le tire avec les dents. Elle a des épiphanies, des élans, elle considère les éléments, elle se sent avancer. Puis elle s’assied. Et reprend ses pérégrinations intérieures, un peu en montagnes russes.
« Ce voyage, je l’avais attendu, je n’avais pas envie de rentrer plus triste qu’au départ ». Et aussi « Peut-être que je me mentais. Peut-être que je n’avais pas envie de me mentir.»
Et puis elle rentre. Posée.
Une femme qu’on pourrait avoir envie de prendre dans ses bras et consoler. A qui on pourrait dire C’est pas grave de grandir. Grandir, c’est pas forcément se trahir. Tes douze ans, tes quinze ans sont dans tes quarante. Mais elle sait déjà tout ça. Une femme à qui on pourrait ajouter en chuchotant On peut aimer jouer avec ses leurres, c’est pas grave non plus. Et on reprendrait Souchon, On avance, on avance, c’est une évidence, on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens.
Un livre comme un soupir agréable à la fin d’une chanson de Souchon.
Gaëlle.
Avant le jour, Madeline Roth, La Fosse aux Ours, 74 p. , 12€.