« Je suis à l’étroit, mes jambes et mon ventre me font mal. L’odeur est particulière, compacte, je respire un air épais. La poussière emplit l’espace alors qu’on y bouge à peine, elle nous a recouverts tous les deux et Jung ne tardera pas à tousser. C’est le plus fragile. Sa peau est un linge qui se déchire à chaque mouvement brusque, je connais par cœur la couleur du sang qui y perle. Dès qu’il se cogne, dès que les murs le frôlent d’un peu trop près, je vois pousser des coquelicots rouges sur la neige de ses mains, de son front. Jung a sans cesse des croûtes en train de sécher, au genou, sur les fesses ou le flanc, qu’il gratte pour les entretenir le plus longtemps possible. Son dos est une tapisserie de cicatrices, de défauts roses. Une carte au trésor, percée de griffures sèches. »
L’histoire. Il y a les enfants et puis la mère. Ils vivent reclus, cachés de la vue du reste du monde. Ils n’ont jamais vu la lumière du jour, ils n’ont jamais vu d’humains. Ils sont ravitaillés par Aleph, un géant barbu et omniscient. Il les prépare au mieux pour qu’ils puissent survivre dans le monde des humains. Parce qu’eux, ce sont des monstres. Mais un jour, Aleph ne revient pas. Les voilà livrés à eux-mêmes tandis que des bruits étranges sourdent jusqu’à eux.
C’est le retour de Maud Mayeras. Et elle est en grande forme. Elle est restée terrée deux années dans son propre terrier, deux ans pour laisser enfler cette histoire de monstres, des mois à cogiter, écrire, réfléchir, élaborer cette chose à offrir aux humains. Elle a bien fait Maud, parce que ce roman est une réussite. Bien sûr, comme tout roman qui traite de l’enfermement, on s’y sent à l’étroit, oppressé. Le récit de la narratrice nous offre un point de vue puissant et inquiétant, dans lequel de grands trous ne se laissent pas combler facilement. Très vite, nous nous retrouvons avec eux, Eine et Jung, et puis la mère.
L’atmosphère est étouffante, les lieux, les paysages, les évènements, tout sonne à l’unisson pour nous ensevelir sous une mer d’angoisse. Le pays ruisselle d’eau, ça dégorge, ça déborde, on frissonne. Les lambeaux de brumes qui s’accrochent à la cime des arbres, la montagne, l’isolement, tout y est. Disons-le, tout ce qui se trouve dans les pages est hostile ou inquiétant.
Je ne dirai rien de plus l’histoire, ce sera à vous de faire le boulot. Je gage que ce sera un plaisir.
Mais Maud Mayeras est allée bien plus loin. Il y a du boulot, ça se voit sans se voir. Son imagination est fertile. Dans ce roman extrêmement sombre, du nectar noir, il y a une réflexion sur l’aliénation, sur l’emprise, sur le pouvoir que peut exercer une personne à la fois bourreau et sauveur. C’est un voyage dans ce que sont la vérité et la réalité, et comment les vérifier. Comment savoir si ce qu’on nous raconte est vrai si on ne peut pas comparer, vérifier, et même…penser par soi-même. Encore faut-il en avoir le désir. C’est un exercice sur la puissante extraordinaire de la routine, celle qui rassure, celle qui rassasie, tant qu’on n’est pas seul.
L’auteure nous raconte l’incommensurable pouvoir du conditionnement sur des êtres vierges de tout, des ravages potentiels, surtout quand il n’existe aucun contre-pouvoir à la parole « divine ». Ce qui est effrayant dans cette histoire, nonobstant l’enfermement, c’est de réaliser que, si on n’a jamais connu autre chose, les pires conditions de vie peuvent nous paraître normales et acceptables. L’esprit humain est résilient mais aussi très malléable, d’une souplesse qu’on ne suppose pas.
Enfin, ce livre est un livre sur la mémoire et la résignation, la folie. Elle nous démontre que sur cette planète, malgré presque sept milliards d’habitants, les pires choses peuvent se dérouler juste à côté de chez nous sans qu’on s’en doute, dans l’indifférence la plus complète.
Le style est toujours là, l’écriture incisive de l’auteure n’est pas confinée elle, elle se répand, nous régale, entre efficacité et beauté.
Si vous êtes prêts, si vous ne craignez pas les endroits exigus, les coups durs, la douleur, l’injustice, alors les monstres vous attendent, c’est par là…
Seb.
Les Monstres, Maud MAyeras, Anne Carrière, 299 p. , 19€.
Ping :L’Avent de Polar’Osny J-13 – Les Lectures de Maud