Elle s’appelle Vendredi et elle a eu la vie sauvage (pardon, elle était facile mais irrépressible).
Elle a eu l’enfance sauvage, berbère et brusque. Dure.
Puis elle a eu la vie adulte urbaine et auvergnate (non ce n’est pas antinomique), dure encore. D’une autre dureté. Avec pour seule transition, quelques heures de traversée sur un bateau sale et puant, avec une houle inconnue et un mari tout aussi inconnu.
D’une autre dureté, ou peut-être de la même en fait, celle d’avoir à se rogner pour avoir le droit d’exister. Se rogner ou se renier. Mais je vais trop vite en besogne. Reprenons.
Elle s’appelle Vendredi et c’est sa fille qui la raconte, qui la raconte enfant, qui la raconte jeune femme, qui la raconte jeune mère, et c’était en même temps jeune femme et jeune mère, de l’autre côté de cette Méditerranée à la traversée sordide.
Effarée, elle regarde la crasse nichée dans tous les coins, étalée sur toutes les surfaces ; tout est sale. Jusqu’au ciel qui ne se décide pas à choisir une couleur.
(Ça, c’est pour le début de la traversée).
Enfant libre, autant qu’on peut l’être quand on naît fille, libre des libertés qu’elle s’octroie, quitte à en payer le prix, protégée ou presque par le regard d’un père qui disparaît dans les ombres portées du FLN.
Ce serait presque un conte.
L’Algérie, c’est l’Eden de ma mère.
Dans le quotidien de cette enfance rêvée, il en va des jours comme des nuages algériens, ils ne se ressemblent pas. Ce matin-là, une odeur adorée, celle du café au lait. Vendredi aime la café français. Quand le père en rapporte, la maisonnée prend des airs bourgeois ; même sa mère, trop occupée à se pourlécher, ne surveille plus sa progéniture imparfaite. Alors ce matin, jouissant de la trêve, Vendredi trempe un biscuit dans le café et rêve qu’elle a un avenir de riche.
[…]
Vendredi sort de chez elle, se dissimule dans un recoin et profite de sa solitude pour remonter ses maudits collants de coton qu’elle doit toujours porter. Elle a le mollet rond et ferme et ne supporte pas de se couvrir comme n’importe quelle villageoise ; ces pyjamas grossiers la font suer la bique sale ; ce qu’elle veut, c’est avoir les cheveux au vent et la peau offerte aux caresses des herbes. Pour sa mère, les collants sont obligatoires, même l’été. Depuis sa maison sans fenêtre, Mère-grand surveille les mollets et les cuisses de ses trop nombreuses filles, propriétés privées inaliénables avant le mariage.
Puis plus libre du tout, molestée de plus belle par une mère débordée et inquiète et veuve et pauvre.
Molestée. Le mot est faible. Frappée, battue.
Puis mariée.
Et c’est l’extase de la modernité d’un H.L.M flambant neuf. Impasse Verlaine.
Ce serait presque un conte et toutes les filles seraient des Cendrillon. Ce serait presque un conte et l’écriture, légère et court vêtue, t’emporte et t’entraîne de ligne en ligne dans ces récits. Ce serait presque guilleret et primesautier (me revient en tête la chanson de Ravel, Nicolette à la vesprée, tu la connais ? Pourtant, il ne s’agit pas tout à fait de cela).
Presque primesautier donc, s’il n’y avait le corps des mots. Ce qu’ils racontent.
Parce que Vendredi devient mère, et le récit change de voix.
Est-ce qu’on devient Folcoche de mère en fille ?
La narratrice raconte sa vie de fille d’immigrés, Berbère et pas Arabe – mais en France dans les années 70 puis 80, quelle différence pour ceux qui te regardent ? – surtout ne pas être l’Arabe.
Et comment tu grandis, entre les claques et le placard à chaussures, et les escapades dans la tête, et c’est quoi s’intégrer quand il faut camoufler tes origines, que tu ne connais même pas vraiment de toutes manières, que rien ne t’est expliqué, que rien ne peut être demandé, que tu as honte et tu ne sais même pas pourquoi. Et comment tu grandis quand tu dois le faire à l’encontre de ta mère plutôt qu’à sa rencontre. Comment tu t’organises pour trouver des espaces de respiration, où nicher tes rébellions sous ta docilité. Ta docilité, tes obéissances, parce qu’il faut bien avoir la paix. Et puis l’amour aussi. L’amour de sa mère. Parce que tu l’aimes, et que tu voudrais que tout soit normal, et que tu apprends à te reconnaître dans ses entrailles.
Survivre à sa mère, de mère en fille, est-ce que ça se transmet ?
Bien sûr, elle ne pose pas toutes ces questions de manière abrupte comme je le fais. C’est éminemment plus subtil. C’est ce qui ressort, en relief, quand tu lis. Tu les imagines les bosses et des cabosses à t’arc-bouter de partout comme ça ? En plus des coups je veux dire.
Dans la chambre de mon impasse, étrangère à moi-même, je me regarde grandir en attendant que quelque chose m’arrive. Je ne suis personne et je ne sais pas encore que je ne deviendrai jamais quelqu’un. Je rêve de saisir ma liberté par les cheveux et de la traîner sur plusieurs mètres comme le fait ma mère parce que je suis celle qui aime siffler en cachette pour appeler les démons. Je suis sur le qui-vive, je me méfie. Je regarde le monde comme un spectacle, je veux croire que ma vie est plus fictive que les livres. Je n’ai pas le droit d’être dehors, les portes fermées rouillent au creux de mes mains.
[…]
Je dors dans l’obéissance de mon impasse et avant l’aube maman me secoue. La pluie du matin et les oiseaux maudits qui pépient leur réveil emportent la belle lourdeur du sommeil ; le froid et la pluie caressent mon visage pour me consoler d’être si tôt debout. Ma mère est concierge remplaçante et je suis, comme toujours, son adjointe-assistante-complice. À cinq heures du matin, l’immeuble bourdonne de son silence, le vent hurle des mélopées invisibles, le hall carrelé fume, la serpillière est douloureuse à essorer. Ces matins où on me réveille pour aider à faire le ménage dans l’immeuble de l’impasse Verlaine, ensommeillée, je rêvasse. […] Une douleur dans le dos me rappelle dans l’impasse. C’est le balai de ma mère, surtout cacher le visage. Le réflexe est inné, comme les chats retombent toujours sur leurs pattes, les petites filles cachent toujours leur visage.
De nouveau la serpillière lourde et les mains qui piquent, les boucles mouillées et une fatigue immense. Si seulement il y avait une porte, ou même une fenêtre, un chemin. Ce n’est même pas encore le matin. La serpillière serpente lourdement, le carrelage fume toujours ; je n’arrive pas à lutter : tout m’endort, la douleur, la peur, le froid, mais je frotte le sol de toutes mes petites forces ; chaque carreau est une parcelle d’un tout, méticuleusement je frotte. Vendredi s’occupe des poubelles, elle traîne un chariot qui grince son opérette, bâbord, tribord . J’entends couiner la benne à ordures et je repars dans un rêve où les immondices chantent pour que les petites filles puissent danser.
Tu remarqueras, peut-être, les points-virgules. C’est rare dans nos romans contemporains, l’utilisation du point-virgule. L’utilisation régulière, tout au long du livre. D’en avoir si peu rencontré dernièrement, j’en avais presque oublié l’utilité. J’ai retrouvé ici la dimension du point-virgule et c’était bien agréable.
Ce que tu ne peux pas remarquer, avec les passages que j’ai choisi d’extraire, c’est l’humour. Léger, fin, par petites touches mais tout le temps là. Y a pas de geignardise. Il n’y a pas d’esclaffade ventripotente non plus, certes, mais le récit n’est pas de plomb. Ça pourrait, et pas du tout. Ça reste … aéré. On peut dire ça ? Aéré ? Il y a des ouvertures qui te permettent de respirer. C’est l’écriture qui porte ces fenêtres. Je t’aurais bien rapporté quelques lignes de la fin du texte pour illustrer mon propos, mais point trop n’en faut, et puis ce serait spoiler.
Bien sûr j’ai repensé à L’Art de perdre de Alice Zeniter. Les écritures n’ont rien à voir et la généalogie n’est pas la même. C’est le rapport à l’intégration qui m’y a ramenée. La loyauté. À quoi ? À qui ? Comment ?
« Sur le bateau, dans les yeux épuisés de Vendredi, les bottes françaises, les tirailleurs français, les soldats de la pacification ; dans ceux de son mari silencieux, la traîtrise d’avoir manqué à son pays pour survivre en France ; tous deux voguent vers le pays des bourreaux, vers le pays des assassins de leurs frères et de leurs pères, vers leurs employeurs et ils vomissent. Ils sont vivants et veulent être heureux là-bas, là-bas d’où viennent ceux qui les ont mis à genoux au pied des Aurès. »
Et puis les mots.
L’école, lire, écrire. Apprendre.
S’occuper de l’administratif, devenir le nègre de sa mère.
Lire des recettes, les exécuter, nourrir la famille.
L’école donc, qui fait, malgré elle ou comme elle peut, tremplin.
Je t’en copie encore juste un bout, comme ça, parce que je l’ai beaucoup aimé.
« Dans l’appartement, l’endroit le plus fabuleux, la grotte merveilleuse, la cache sublime où le chauffage par le sol donne tout son sens à l’existence, c’est le placard à chaussures. Dressing populaire, il arbore quelques étagères assorties d’une série de portemanteaux. L’imagination de Vendredi a légèrement dévoyé la fonction d’usage du lieu : par la magie toute-puissante du verbe maternel, le placard à chaussures est devenu un lieu de rétention pour les sournoises et désobéissantes. […]
Je me retrouve là, enfermée, à l’abri, comme sur une île merveilleuse, bercée par les odeurs violentes et rassurantes des chaussures, des bottes, des sandales, des chaussons et autres pantoufles élimées. Les mauvaises odeurs offrent des certitudes, elles ne déçoivent jamais, on ne peut pas en dire autant des bonnes, toujours à même d’éveiller l’imagination pus de se soustraite au rêve pour offrir une réalité plus douloureuse. dans la puanteur chaude du placard à chaussures, je suis heureuse, je suis recroquevillée, caressante et caressée, je sais que je vais pouvoir m’abandonner à une longue rêverie de solitude et de sérénité. »
Ce roman a reçu le Prix Dubreuil du premier roman 2019 par la Société des gens de Lettres.
Impasse Verlaine, Dalie Farah, Grasset & Fasqelle / Mon Poche, 236 p., 18 € / 7,70 €,
Merci c’est une excellente critique. Je suis très touchée.
Dalie
Merci à vous pour ce livre. Bon dimanche ! Yann.