« Je n’attendais rien et rien n’est arrivé. Une épaisse couche de glace s’est glissée dans mon cœur. Je l’ai sentie s’installer, gripper les soupapes et apaiser le vent qui soufflait dans ma carcasse. Je l’ai entendue se plaquer sur mes os, insérant du silence dans les endroits fragiles, dans tout ce qui était brisé. Mon cœur a alors connu la paix du froid. J’ai renoncé à mon ami, et la veillée nocturne s’est terminée : désormais, seul son esprit viendrait me rendre visite. »
Mon cœur a été fendu à plusieurs reprises en lisant ce roman. Ce n’est pas facile de lire avec des larmes silencieuses qui fleurissent aux paupières. Surtout lorsqu’on se fait cueillir à froid, dès le début. Et cette vague de peine revient à un rythme régulier, comme le ressac. Désormais mon cœur est une grosse bûche trop sèche, trop sèche d’avoir trop pleuré. Une bûche en au moins quatre morceaux, secs mais qui saignent par compassion, par empathie.
Lorsque j’ai refermé ce livre, j’ai eu l’impression d’avoir vécu un deuil, je veux dire réellement vécu un deuil. Hobbes, le chien de Julius Winsome, c’est comme si c’était moi qui l’avais perdu, mais en plus de cette grande peine-là, je devais partager celle de Julius, effondré de la mort de son meilleur ami. Julius Winsome, cet homme calme, doux, peut-être l’exemplaire humain le plus éloigné de la violence, l’homme le plus apte à vivre en paix dans sa maison au fond d’une forêt du Maine, entouré de ses livres qui font comme une seconde enveloppe en tapissant les murs de sa cabane au presque Canada.
Tous ceux qui vivent avec un animal, que ce soit un chien, un chat, ou un représentant d’une autre espèce plus originale, savent ce que nous apportent ces amis, parce qu’on ne va pas se mentir, ils sont bien plus que de simples compagnons. Ils sont la preuve maintes fois renouvelée que l’on peut se comprendre et s’aimer sans parler le même langage, ça se passe autrement, plus finement, par des attentions, par des regards plus évidents qu’un discours, parce que le regard porté c’est déjà le geste qui suit le discours, l’acte d’amour et d’attachement avant la parole. L’animal donne sans même se douter qu’il peut recevoir, et ça c’est beau.
On a tué Hobbes, le chien de Julius. D’un coup de fusil, à bon portant. Ça s’est passé à quelques centaines de mètres de la maison de Julius, il a même entendu le coup de feu, mais il y a souvent des chasseurs dans le coin. Pour Julius, c’est la double colère nourrie par la double injustice : son chien n’avait fait de mal à personne, c’est un acte stupide ou gratuit, ou les deux, et l’auteur du crime est inconnu.
Il faut dire que Hobbes, depuis quatre ans, avait rallumé le feu du cœur et de l’âme de Julius. Avant l’adoption du canidé, Julius était un homme très seul, vivant essentiellement dans ses livres hérités de son père, empêtré dans le souvenir des jours heureux en famille et installé à l’endroit même du bonheur. Alors quand Hobbes est arrivé, je devrais dire « a déboulé » tant il était plein de vie, incroyablement heureux, comme s’il mesurait la chance qui venait de lui sourire, le cadeau qui venait de lui être fait, Julius est né une seconde fois.
Gerard Donovan sait si bien trouver les mots pour dire cette relation fusionnelle, cette résurrection à la vie sociale. Parce que c’est ce qu’a réussi Hobbes. Et écrire, si je ne m’abuse, ce n’est que ça, trouver les mots qui vont avec la situation, ceux qui ont été fabriqués et inventés il y a longtemps et qui vont s’imbriquer à la perfection dans la peine, la joie, le bonheur, la souffrance et la colère. Les mots qui font mouche, les mots qui touchent, les mots médicaments. Les mots-papillons, qui volètent et se logent dans le ventre, on les sent, ils bougent, ils nous travaillent, et peut-être que jamais ça n’a travaillé de cette façon à cet endroit. L’auteur distille la tristesse d’entrée, l’incipit annonce la couleur, il prend notre cœur et l’essore dans sa grande main. Ce qui dégouline de cette éponge, c’est toute notre humanité, il l’extrait en une seule fois, mais les gouttes tombent tout le long de l’histoire.
Ne vous méprenez pas. Ce livre fait souffrir, si vous avez deux sous d’empathie vous souffrirez. Mais il n’y a pas de pathos, le mélo n’a pas sa place, parce que Gerard Donovan a dégoté des mots qui soignent, il dit les choses sans détours, et quand on saigne de l’organe des sentiments, les détours ça fatigue énormément. Peut-être que les mots sont importants, c’est même certain, mais la manière dont ils sont prononcés l’est tout autant. Il y a tant de douceur dans la parole de l’auteur, dans sa violence, la colère de Julius est gigantesque mais s’exprime aussi dans ce registre, il n’y a pas de fracas autre que la première douleur, celle de la perte.
L’auteur exprime une évidence qui était restée cachée longtemps : que ce que l’on construit avec un autre être est aussi important que l’être lui-même. Parce que lorsque cet être n’est plus là, il reste ce qui a été réalisé, cette chose intangible, immatérielle, les moments partagés et les sentiments qui ont poussé dessus. Quand on perd quelqu’un de cher, les sentiments que l’on nourrissait pour lui sont orphelins, et ce sont eux qui pleurent en nous. Et le souvenir des bons moments vient darder un plus l’éponge écrasée dans la main de Gerard Donovan.
Il y a ce passage ou Julius se souvient d’une conversation, cette discussion avec un enfant qui expliquait pourquoi les chiens vivaient moins longtemps que les humains. Cette théorie me semble tellement exacte, elle met dans le mille.
L’auteur nous parle de la solitude, de la perte irremplaçable, et de quelle manière on peut gérer ça, cette douleur qui palpite et qui ne s’en va pas. Parce que la douleur ne s’en va pas ; peu à peu, c’est notre seuil de tolérance à la souffrance qui augmente, alors on peut vivre quand même, et au bout d’un temps, on n’aura plus que cette gêne, là, comme on a mal à un genou ou dans la nuque. À la différence que le genou et la nuque ne nous renvoient à personne.
Le roman est somptueux, la nature omniprésente, autant que la littérature. On sait depuis des lustres que ces deux-là font bon ménage. J’ai aimé comme l’auteur fait avancer de concert l’installation du froid dans le cœur de Julius et l’hiver qui arrive dans le Maine. C’est beau, si beau. La construction en ellipse est une façon de remuer la plume dans la plaie, c’est bien vu, c’est maîtrisé.
Ce livre va vous laisser une trace, je mets un billet que ce sera celle d’une patte de chien.
Je n’en attendais pas moins de la part d’un ouvrage qui débute par une citation de Marc-Aurèle.
Second extrait, c’est cadeau :
« Nous avons pris le chemin du chalet, éclairés par la lune qui montait dans le ciel et par le pâle reflet de la neige, deux hommes marchant l’un derrière l’autre. L’un des deux pointant son arme sur le dos de l’autre…Le plus vieux schéma du pouvoir. »
Traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte.
Seb.
Julius Winsome, Gerard Donovan, Le Seuil / Points, 244 p. / 264 p. , 19€80 / 7€20.
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