« Les Féroïens sont un peuple faible, dit le père en tendant la bière à Staffan. Pourquoi les Féroïens ne connaissent-ils pas l’art de penser plus rationnellement, de façon plus moderne, je l’ignore. C’est justement une caractéristique des gens faibles de tomber dans les excès. Notre société est pleine d’extrémistes religieux et nationalistes, et je parierais qu’un homme sur trois dans ce pays est soit alcoolique soit quelque chose de similaire à ce diagnostic. »
Bien sûr, ça nous dit quelque chose, les îles Féroé. On a déjà entendu ce nom mais, pour ce qui est de les situer plus ou moins précisément, c’est déjà une autre paire de manches. Quant à notre connaissance de la littérature féroïenne, puisque c’est ainsi qu’on dit, c’est le désert, il faut bien le reconnaître. Alors accueillons comme il se doit ces Collectionneurs d’images qui, en 440 pages, vont nous aider à combler cette double lacune et nous permettre de découvrir le monde méconnu de ce bout isolé du royaume du Danemark.
Situées au nord de l’Angleterre, à mi-chemin entre la Norvège et l’Islande, les Féroé constituent un archipel de 18 îles et une province autonome du Danemark depuis 1948. On y compte un peu plus de 50000 habitants. Bénéficiant d’étés frais et d’hivers doux, les Féroé connaissent environ 260 jours de pluie par an. L’activité économique principale est la pêche. Il est à noter que le roman est complété par une longue préface qui vient apporter bon nombre d’informations sur les Féroé et leur histoire.
Ils sont six garçons, scolarisés à l’école Saint-François de Tórshavn, la capitale des Féroé. Élevés par des nonnes, ils trompent leur ennui en collectionnant des images extraites de contes ou prélevées sur des paquets de Corn Flakes. S’attachant à ces six destins sur une période qui court des années 50 aux années 90, Jòanes Nielsen choisit d’ouvrir son roman par quelques lignes au cours desquelles il revient sur la mort de chacun de ses protagonistes, une façon comme une autre de montrer que l’enjeu du texte est ailleurs. Aussi ambitieux puisse sembler le projet, l’auteur féroïen se propose en effet de retracer l’histoire de l’archipel et de ses habitants à travers quelques figures assez représentatives de la société féroïenne. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il y parvient brillamment, évitant le didactisme et la lourdeur que l’on pourrait attendre d’un tel exercice. Bien au contraire, il parvient à livrer ici une vraie fresque humaine et vivante, entre intime et collectif, liant avec grâce les parcours de ces six garçons, dont certains n’auront pas le temps de vieillir.
Se dessine alors au fil des pages, le portrait parfois contradictoire d’un peuple capable de s’auto-dénigrer comme de se battre pour la reconnaissance de la langue féroïenne à l’université ou de réclamer son indépendance à cors et à cris. On assiste ainsi à la lente évolution des mentalités en même temps qu’à l’arrivée du progrès sur l’archipel. La solitude des îles n’empêche pas les échos et les soubresauts du monde extérieur de se faire sentir ici aussi et Jòanes Nielsen livre ainsi des pages bouleversantes sur la difficulté d’être homosexuel à Féroé et sur le sort des premiers malades du sida qui, pour la plupart s’exilaient au Danemark, à la fois pour échapper à la vindicte populaire et dans l’espoir d’y être mieux soignés. Portrait aussi fidèle que possible d’un peuple auquel son auteur appartient, Les Collectionneurs d’images ne vise pas l’hagiographie et ne dissimule rien des défauts et des faiblesses des Féroïens mais la tendresse et l’attachement de Nielsen pour eux restent palpables tout au long du livre.
« Comme si souvent auparavant, Sigmar répéta l’histoire des années 1980 et souligna ses mots de puissants coups de canne sur le plancher. Il fulminait sur une activité de construction qui avait corrompu toutes les traditions d’usage. Dans tout le pays, on avait construit des routes et des tunnels. De nouvelles halles avaient poussé comme des champignons autour des quais et des zones industrielles, et jamais autant d’artisans étrangers n’avaient travaillé aux îles Féroé. »
Portrait juste et touchant d’un peuple tiraillé entre tradition et modernité, fresque historique autant que politique et sociale, le roman de Jòanes Nielsen est un véritable hommage aux Féroé et à leurs habitants ainsi qu’un témoignage précieux mettant en lumière cet endroit finalement pas si oublié du monde. Une nouvelle réussite à mettre au crédit de La Peuplade qui étoffe ainsi son catalogue de belle manière.
Traduit par Inès Jorgensen.
Yann.
Les Collectionneurs d’images, Joanes Nielsen, La Peuplade, 468 p. , 21€.