« Les soirs d’été, après le travail, duraient longtemps. Le soleil s’attardait au-dessus des montagnes, teintant de rouge la fumée de lointains feux de forêt ; puis il plongeait brusquement, suivi de longues traînées de sang. Phil aimait le moment où la disparition du soleil était aussitôt suivie d’un silence stupéfiant, d’un calme surnaturel dans lequel se glissaient de petits bruits (de la même façon que les choses de la nuit se fraient un chemin dans l’obscurité) : les feuilles de saules chuchotent, les branches qui se frôlent et se touchent, l’eau qui caresse et câline les pierres lisses du ruisseau, les voix humaines paresseuses, rapprochées par l’amitié, qui filtrent à travers les toiles de tentes. »
L’histoire. Dans les années 20, quelque part entre Utah et Montana, Georges et Phil Burbank gèrent leur ranch dans l’harmonie. Ils sont aussi dissemblables que le sont le puma et l’ours, mais leur entente est bonne. Tout va déraper lorsque Georges, de manière imprévue, se marie avec Rose. Phil voit débarquer cette femme et bientôt son fils Peter, et ce chamboulement annonce de bien mauvais nuages et le frère Burbank va planifier sa vengeance.
Si vous avez lu l’exergue, vous savez déjà que vous avez affaire à un sacré écrivain. Thomas Savage est un putain d’écrivain. Quand on tombe sur un livre de ce tonneau, on prend une leçon, du genre qui fait du bien, qui renseigne sur la littérature, qui enrichit celui qui lit. Ce n’est déjà pas le cas de tous les bouquins. Mais l’auteur, qui fait partie de cette bande informelle que l’on a nommée « l’école du Montana », n’a pas son pareil pour faire revivre une époque, celle de la fin d’une époque, justement. Sa façon de parler de la nature, des paysages, des évènements quotidiens que sont les aubes, les crépuscules, les pleines journées et les orages, le blizzard impitoyable, sa façon de le faire est somptueuse. Il sait trouver le mot juste, pas le bon mot, le mot juste. Et sa manière d’agencer tout cela crée une formidable émotion. Thomas Savage parvient sans forcer à nous filer une folle envie d’aller là-bas, d’embrasser tout ce territoire, de n’en rien perdre, jusqu’à la dernière goutte dorée de la rivière, et de partir avec ces sons dans l’oreille.
Mais l’auteur possède un autre grand talent, celui de fabriquer des personnages. Il les fabrique tellement bien qu’on n’a pas l’impression qu’ils sont fabriqués, on croirait plutôt qu’il les a croisés dans la rue ou au saloon et qu’il les a invités à entrer dans le bouquin. La complexité de Phil, son côté pervers, sa terrible efficacité à se montrer désagréable, c’est du grand art. Surtout quand on découvre peu à peu ses tourments intérieurs, de ceux qui dévorent et cuisent le cœur et l’âme jusqu’à ce qu’il ne reste que de la cendre grise et fade. Phil porte une croix, et il ne peut partager son poids avec personne. George n’est pas en reste, lui, c’est facile de l’aimer. Plus facile que Phil, même si on ne peut pas détester Phil. On s’en tient juste à distance, par sécurité, parce qu’on sait de quoi il est capable. Je pourrais vous parler du thème profond qui guide ce roman, de ce qu’il en dit de la société américaine de ces années-là, et qui, par certains côtés, n’a pas beaucoup varié. Je pourrais vous raconter ces pages d’équilibriste, dans lesquelles Thomas Savage construit son histoire sans que l’on se méfie, on lit et on est juste tantôt émerveillé, tantôt impressionné. Avec Le pouvoir du chien, on est en plein dans ce qu’est la littérature, celle qui ne se regarde pas le nombril en s’écoutant écrire. Là, ça gicle de la bile, la rancœur acidifie les cœurs, les âmes, la terre et même l’air. Là, ça écorche sec, on se fait la peau à grands coups de silences ou par de courtes flèches taillées avec la viande des vieilles blessures ou des petites faiblesses qui feront les grandes défaites. Ici, pas de cadeau. Sur l’autel du déni et du ressentiment, les pires élans sont à l’œuvre, les grands travers humains sont à la manœuvre, et c’est beau, c’est grandiose. Sans explosions, sans retournement de dernière minute à chaque fin de chapitre, à un rythme de cow-boy qui mène son troupeau, Thomas Savage scarifie ses personnages, il célèbre la noirceur humaine avec zèle et un rare talent. Ici, les coups de couteau sont des phrases courtes, des relances aux silences, des réponses qui ne viennent pas et des questions qui tuent à petit feu de n’être pas posées. Ses tableaux, ses scènes sont subtils et évoquent plus qu’ils ne disent. Comme quand le gouverneur et son épouse viennent diner chez les Burbank, un grand moment où l’auteur donne toute sa capacité à comprendre les non-dits, les gênes, les faux-semblants.
Si vous n’avez pas lu Le pouvoir du chien, il vous manque au tableau de chasse une œuvre majeur de la littérature américaine, rien que ça.
A noter : la seule édition aujourd’hui disponible en librairie est celle proposée par Gallmeister en collection Totem.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski (Totem) et Pierre Furlan (10/18).
Le pouvoir du chien, Thomas Savage, Gallmeister, collection Totem, 288 p. , 9€90.
Bonjour
J’ai adoré ce livre, un vrai bijou: les descriptions des paysages et l’impact de la nature sur la vie des gens, les personnages, extrêmement bien sculptés, l’histoire qui se déroule avec un parfait timing.
Magistral.
Je recommande également The Last Night at the Ritz d’Elisabeth Savage, épouse de Tom et Bénis soient les enfants et les bêtes de Glendon Swarthout.
Merci pour ces conseils, Emma, et merci de nous suivre. Bonne journée ! Yann (je transmets votre mot à Seb)
Merci Emma, Yann a bien fait son travail de facteur, j’ai eu le message. Ce qui est drôle, c’est que j’ai acheté il y a peu Bénis soient les enfants et les bêtes. Passez une belle journée entre les pages d’un livre.
Les grands esprits se rencontrent!
Belle journée de lecture également. Je suis en train de lire Le sillage de l’oubli de Bruce Machart, que je recommande également.
Ah oui, « Le sillage de l’oubli » est un des gros morceaux du pourtant très riche catalogue Gallmeister ! Bonne lecture, donc. Yann
Ping :Le pouvoir du chien, Thomas Savage – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries