L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Un lecteur sur canapé / David Cantin – Cécile
Un lecteur sur canapé / David Cantin – Cécile

Un lecteur sur canapé / David Cantin – Cécile

On dit souvent que les bibliothèques en disent long sur leur propriétaire. Je propose ici d’en faire l’expérience en interviewant des femmes et des hommes sur leur pratique de la lecture.

Mon premier cobaye fut repéré sur Instagram. Apparemment gros lecteur, il semble avoir des goûts hétéroclites et exotiques, assez différents de ce qu’on voit passer en boucle sur les réseaux. Qui est donc cet assoiffé de livres qui inonde les réseaux de textes souvent inconnus au bataillon ?

Bonjour David,

Bonjour Cécile,

Revenons ensemble sur les livres qui ont apporté engrais à ton terreau intime, ceux qui t’ont le plus surpris, énervé, stimulé, ceux que tu as le plus conseillés, offerts, prêtés…. Mais avant toute chose, à quoi ressemble ta bibliothèque ?

Photo : David Cantin.

Les bouteilles de vins et les livres font chambre commune sous le regard d’une pile immense à gauche….

Première question, lire, pour toi, c’est venu comment ?

Il n’y avait pas de livres à la maison. Je ne viens pas d’une famille de lecteurs-lectrices. À la maternelle, je portais un manteau de fourrure. Ma grand-mère venait me conduire en voiture sport blanche. À l’adolescence, un ami me refile Les Chants de Maldoror puis Les Fleurs du mal. Dans la prose de Lautréamont, quelque chose m’échappe complètement mais me rend accro. Il y a aussi cette scène où le narrateur fait l’amour avec un requin. C’est intrigant et c’est probablement cette scène très étrange qui suscite mon goût pour la lecture.  On marche avec nos livres dans les couloirs de l’école. C’est ça un peu la lecture au départ. J’emprunte à la bibliothèque L’Ombilic des limbes d’Artaud. Je vais parfois en librairie, mais le choix est restreint. Un ami me fait des suggestions, de la poésie surtout. J’aime être fasciné par un livre, comprendre et ne rien comprendre à la fois. En classe, je dois apprendre des fables de La Fontaine par cœur. Je déteste. Je n’aime pas le sport non plus. Je préfère la compagnie des filles. Les femmes sont plus intelligentes que les hommes, en général. Un professeur que je croise dans une boîte de nuit, quelques années plus tard, me suggère de lire La Recherche et de me défaire de mon obsession pour la littérature américaine. Je lis en français et en anglais. Je préfère Thomas Bernhard et les livres interdits. 

David, j’ai cru comprendre que tu vivais au Québec, or tu n’évoques jusqu’à présent aucun titre, aucun auteur. Pourquoi ?

Curieux, non? C’est plutôt vrai que j’ai un rapport amour-haine avec la littérature québécoise. Évidemment, il y a des œuvres que j’apprécie énormément. Je pense, entre autres, au Mailloux d’Hervé Bouchard (le Beckett du Saguenay) à La bête creuse de Christophe Bernard (Infinite Jest version Abitibi), Highwater d’Olga Duhamel-Noyer ou encore le somptueux Deuils cannibales et mélancoliques de Catherine Mavrikakis qui se lit comme une variation de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert (un livre de deuil et d’espoir). Je n’aime pas ce rapport folklorique au Québec, j’apprécie les écritures et les imaginaires forts.

Je suis né au Québec, mais j’ai fait des études en littérature française. J’aime diversifier mes lectures selon mes humeurs ou parfois une lecture en entraîne une autre. On ne lit pas forcément la littérature française comme en France où vous avez, sans doute, un autre rapport à la littérature québécoise. C’est une question d’affinités, de rencontres, de lecteurs et lectrices avec qui nous échangeons. Je lis aussi beaucoup de littérature américaine et anglaise, donc je ne suis pas non plus uniquement fidèle à la littérature française.

J’ai découvert la littérature québécoise avec un livre un peu étrange, formel et oublié La Mal de Vienne de Rober Racine. Un livre obsessif sur l’art et le personnage de Thomas Bernhard. Est-ce que tu as déjà lu Défaut d’origine d’Olivier Rohe? C’est aussi un hommage au maître Thomas Bernhard, un monologue fou. Je veux te parler de littérature québécoise et je te parle plutôt de Thomas Bernhard !

Puisque Thomas Bernhard revient sans cesse, tu nous fais lire un extrait ?

Thomas Bernhard, c’est quand même une sacrée claque la première fois que tu le lis. Je me rappelle Des arbres à abattre, Maîtres anciens. Il y a une colère, ainsi qu’une noirceur chez lui que je trouve inspirante. Encore une fois, c’est l’écriture qui m’interpelle en premier. Cette prose qui ne ressemble à aucune autre et qui inspire une nouvelle génération d’écrivain(e)s comme Katharina Volckmer ou Hari Kuntzru

Ta littérature de prédilection est plutôt transgressive ? Rien ne doit ressembler à un long fleuve tranquille ?

Je pense que oui, évidemment. C’est pas tant l’interdit que le fait que la littérature peut être autre chose et surtout quelque chose qui dérange, surprend, étonne et émerveille. Je n’aime pas les lectures amusantes ou confortables. J’aime être confronté ou, disons, que la lecture ne soit pas de tout repos. La lecture n’est pas un divertissement pour moi. Je me fie à mon instinct. Je suis quelqu’un de très intuitif.

Il y a quelque chose de la séduction aussi. Lire pour être séduit et séduire avec les recommandations. Je lis peut-être pour vivre des aventures ?

Quel genre d’aventures par exemple ?

L’âge d’homme de Michel Leiris ou Le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic par exemple, des œuvres inépuisables. Être séduit et chercher à séduire en retour, voilà ce qui me définirait.

Comment ça séduire en retour ?

Car il faut bien vendre des livres, donc aussi bien vendre ce qu’on aime, créer une dépendance et un dialogue. Même en n’étant pas toujours d’accord, c’est chouette non ? 

Attends attends, il y a une donnée qui m’échappe : tu es libraire ?! Mais je ne savais pas ! Diantre, je décide de m’entretenir avec des lecteurs et je tombe sur un libraire ! Libraire parce que lecteur ? C’était une évidence pour toi ? Où et depuis combien de temps exerces-tu ce métier ?

Je suis devenu libraire par hasard car j’étais un peu exaspéré de faire de la pige dans les journaux. C’est un apprentissage qui se fait sur le terrain et à travers de nombreuses rencontres.

Je suis libraire à Québec. À la Coop Zone, une librairie sur le campus de l’Université Laval. J’ai une clientèle exigeante mais plutôt sympathique et ouverte aux suggestions.

Libraire depuis une bonne quinzaine d’années et plutôt du genre actif sur les réseaux sociaux.

Être libraire, pour moi, c’est faire des rencontres autant en personne que via les réseaux sociaux. J’aime conseiller, mais aussi que des lecteurs-lectrices, des auteurs-autrices, me suggèrent des lectures. On dit souvent qu’il faut proposer le bon livre à la bonne personne. Je suis d’accord, mais il faut aussi oser dans nos propositions. Évidemment, les nouveautés arrivent en quantité abondante ici aussi. Je lis ce qui m’interpelle, j’ai la chance de le faire. Je suis plutôt roman, mais la poésie et l’essai sont primordiaux chez moi. Je lis égoïstement, pour moi, dans le but d’élargir ma vision des choses en général. 

Je me suis toujours demandée si le libraire reste fidèle au lecteur qu’il était ?

On change toujours comme lecteur. Les lectures marquantes nous changent, mais aussi les mauvais livres. C’est aussi les discussions avec d’autres lecteurs qui viennent enrichir nos propres lectures.

Peux-tu me parler des trois dernières lectures qui auront compté pour toi cette année ?

The Appointment de Katharine Volckmer. Ce livre paraîtra sous le titre Jewish cock chez Grasset en septembre prochain. Imagine Thomas Bernhard qui réécrit Portnoy et son complexe de Philip Roth, mais avec une énergie aussi frondeuse que féminine. C’est vulgaire, déroutant et extrêmement drôle. J’adore.   

– Lait sauvage de Sabrina Orah Mark. Un univers absurde, tendre, imprévisible. Il y a quelque chose dans ce livre qui m’a rappelé le surréalisme viscéral de Leonora Carrington. Magique. 

– Ritournelle de Dimitri Rouchon-Borie. Inspiré d’un fait divers, c’est l’histoire de trois hommes perdus dans un cycle de violence, de rage et d’ivresse comme on en voit rarement en littérature. Même si l’auteur a été révélé en début d’année avec Le démon de la colline aux loups, ce court texte est encore plus saisissant à mon avis. A découvrir absolument. 

Ton livre doudou ?

La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet. C’est en lisant Bleuets de Maggie Nelson que j’ai voulu relire La vie sexuelle de Catherine M. car c’est une analyse fascinante et audacieuse, mégalomane aussi, d’une femme qui ose parler de son rapport à la sexualité. Ce qui m’intéresse dans ce livre c’est qu’elle adopte la position de la critique d’art qui fait dans l’autofiction sans la moindre censure. C’est une œuvre courageuse et proustienne.  

Le livre que tu n’arrives pas à conseiller ?

Esther d’Olivier Bruneau, mais il sort bientôt en poche et je vais pouvoir me reprendre. Il est arrivé au mauvais moment en librairie (pandémie, trop gros, trop coûteux) et c’est un auteur inconnu au Québec, pourtant c’est un texte divertissant, drôlement bien rôdé et résolument féministe. 

Le livre que tu te gardes pour plus tard ?

La Vie et les opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne. Je veux lire la traduction de Guy Jouvet chez Tristram. C’est énorme, mais je sais qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre. Un été peut-être!  

Un secret? 

J’aime beaucoup lire Pierre Guyotat. Il y a quelque chose qui me plaît dans ses livres ; la langue, le style, mais aussi les questions qu’il se pose par le biais de l’écriture. Il reste injustement oublié, à mon sens,  dans la littérature française contemporaine. Je crois que c’est un écrivain que nous allons redécouvrir dans les années à venir.   

  Le livre que tout le monde devrait lire?

Warum de Pierre Bourgeade.

Une lecture honteuse ?

Je ne sais pas si je dois avoir honte, mais pour moi Portnoy et son complexe de Philip Roth est un régal. C’est drôle, vulgaire et ça ne cadre pas du tout avec l’époque actuelle. 

Celui que tu relis .?

Les Choses de Perec car c’est un livre si simple et tellement original, indémodable. J’aimerais aussi relire La vie mode d’emploi car Perec demeure un styliste hors-pair. 

Si tu ne devais en garder qu’un ?

Ça va paraître prétentieux, mais La Recherche c’est quand même tout un exploit littéraire. Il y a tellement à découvrir chez Proust, l’autofiction ultime? Il faut aussi lire L’Atelier Albertine d’Anne Carson, une plaquette qui compte parmi mes livres préférés. 

Et le préféré justement :

Autoportrait d’Édouard Levé.

David, merci beaucoup !

Vous pouvez retrouver tous les coups de cœur de David sur son Instagram :

L’expérience me semble tout à fait concluante. A travers ses réponses, le portrait esquissé de David apparaît d’une assez grande précision : Ici, on vit de sauvagerie, sans cesse en attente d’inattendu et de choc et on accorde toujours son verre de vin. Ici, la lecture n’est pas une pratique de détente, plutôt un sport de combat. Ici, la lecture est religion.

(Notons que David n’a aucun livre de couture dans sa bibliothèque, ce qui explique le trou béant au genou dans son jeans.)

Cécile.

ps : et alors que je clôturais cet entretien, soudain, apparaît au détour d’une des pages de L’Analphabète d’Agota Kristof que je suis en train littéralement de dévorer :

La littérature a décidément plus d’un tour dans son sac.

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