« Elle scrupte les ombres, cherchant son chasseur, sa proie. Elle perçoit les infra et les ultrasons. Elle se languit d’un contact, d’un nouveau combat, plus valeureux, mais elle est seule avec les cadavres, les éclats, et la lettre laissée par son ennemie. »
Née il y a tout juste un an, la collection Mu des éditions Mnémos publie peu (6 titres depuis sa création) mais publie bien. Portés par des couvertures remarquables, les textes proposés brillent par leur originalité et leur force. Les Oiseaux du temps, oeuvre écrite à quatre mains par deux chroniqueurs du New York Times, arrive en France précédé d’une réputation flatteuse, ses qualités ayant déjà été récompensées outre-Atlantique par les plus grands prix des littératures de l’Imaginaire (le Hugo, le Nebula et le Locus, rien de moins). Il était donc tentant de se pencher sur ses 188 pages et tenter de comprendre l’engouement provoqué par ce premier roman, dont la forme épistolaire pouvait pourtant rebuter quelque peu.
Combattantes clés d’une guerre spatio-temporelle dont l’origine se perd dans les brumes du passé, Bleu et Rouge s’affrontent sans relâche, confrontant leur imagination et leur dextérité au cours de batailles hors du commun lors desquelles elles modifient à leur guise le destin des hommes. Rouge est sous les ordres de Combattante, Bleu sous ceux de Jardin, deux entités puissantes dont on ignore les raisons de la rivalité. Mais, au fil des combats, un respect mutuel naît entre les deux guerrières qui engagent une correspondance secrète au risque de se voir accusées de collaboration avec l’ennemi. Peu à peu, le ton de ces missives se fait plus intime, plus pressant aussi et l’amour semble vouloir se faire une place sur les champs de bataille.
Les Oiseaux du temps est un texte à la beauté étrange et entêtante, qui pourrait emprunter à Christophe le titre de sa chanson « le Beau bizarre ». Roman intemporel et délicat, il déconcerte et séduit, intrigue et fascine. Pourtant pas d’un accès évident, volontairement flou par moments, virtuose et poétique, il parvient néanmoins à enferrer le lecteur dans les fils de son récit, les brins de son histoire, ainsi que la vivent ses protagonistes. Car le temps devient ici une notion bien différente de celle que nous, simples humains, pouvons en avoir et la façon dont il est vécu par Bleu et Rouge ne peut que nous interpeller.
« Toutes les batailles ne sont pas grandioses, toutes les armes ne sont pas féroces. Même nous, qui combattons à travers le temps, oublions la valeur d’un mot prononcé au bon moment, d’un bruit dans le bon moteur, d’un clou dans le bon sabot … Il est si facile de détruire une planète que l’on peut négliger la valeur d’un murmure susurré à la neige. »
On ne pourra qu’admirer l’harmonie qui semble envelopper ce texte, la façon dont les deux auteurs ont mêlé leurs écritures sans que l’un ne prenne le dessus, sans que l’on sache même qui écrit quoi. L’ensemble est d’une cohérence exemplaire malgré les postulats spatio-temporels volontairement flottants sur lesquels repose le récit. Empreint d’un voile qui ne découvre que partiellement les faits, Les Oiseaux du temps rayonne d’une flamme unique qui touche au coeur, nous laissant rêveurs aux yeux brillants, conscients d’avoir lu des pages rares, d’avoir aperçu de nouveaux territoires littéraires dont les promesses aident à oublier la médiocrité trop souvent proposée par ailleurs. Virtuose, éminemment original, puissamment poétique, il devrait sans aucun doute marquer cette année de lectures.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bétan.
Yann.
Les Oiseaux du temps, Amal El-Mohtar et Max Gladstone, Mu, 188 p. , 19€.