« L’histoire du monde pourrait commencer ici. On pourrait être en train de se promener sur des chemins inexplorés et bordés d’oubli, profiter de la virginité du matin pour faire le point sur sa vie et repartir de zéro, fonder un nouvel ordre, une nouvelle république, envisager le futur dans la certitude des pierres et la sérénité des herbes, retrouver les fondamentaux, jouir tout simplement d’être au monde avec cette illusion du premier homme, savourer le sentiment que le monde nous appartient. »
Guillaume s’installe à Ségurian un village de montagne. 400 habitants, dont un quart de chasseurs. Il a l’intention de monter une bergerie et de vivre du commerce de la laine. Mais ses moutons paissent sur un terrain où les chasseurs traquent les sangliers. Très vite, les premiers problèmes apparaissent.
Je découvre Jérôme Bonnetto avec ce texte. Si j’en parle c’est que ça s’est très bien passé. Moi qui lis lentement, qui aime revenir en arrière, savourer un beau passage, j’ai été servi. On ne dira jamais assez combien un titre et une couverture peuvent changer la vie d’un livre. La certitude des pierres, ça en impose hein ! Et puis la couverture, quand je l’ai aperçue pour la première fois, c’était sur internet, un réseau social. Tout de suite, elle m’a touché. Ce vieux fusil (pensées pour Robert Enrico, Romy Schneider et Philippe Noiret), à demi cassé, avec ses mécanismes et sa peinture écaillée, la photo presque sépia, c’était mieux qu’une quatrième de couverture. C’était une promesse, un engagement de l’auteur à fournir la came que j’aime.
D’abord il y a un ton qui nous impacte. Parfois on a l’impression que l’auteur nous interpelle, qu’il veut qu’on participe, ça m’a rappelé Loups solitaires, de Serge Quadruppani, paru chez Métaillié. Il veut que l’on fasse vraiment la route ensemble, ou plutôt le sentier, parce qu’à Ségurian, on est plutôt enclavé, et plutôt content de l’être. À Ségurian, on vit entre nous de père en fils si je puis dire. Perchées sur la montagne toute puissante, les générations s’étalent sur les pentes, se rétractent l’hiver et se répandent à nouveau aux beaux jours. Ouais, ça fait belle lurette qu’il y a plus d’habitants au cimetière que dans le village, mais on s’en fout, on est bien entre nous, on se connaît, on sait les secrets bien sales, les histoires pas jolies jolies, les trahisons et les petits arrangements. Parce que même dans la montagne, la politique a fait son trou, et ici, un trou, ça peut toujours servir.
D’abord on était bien entre nous, on regardait passer les saisons, on courbait l’échine sous le blizzard et la neige lourde, on suait trop l’été, on fêtait la Saint-Barthélemy et on aimait bien chasser le cochon sauvage. La chasse, ça forge l’amitié, j’ignore pourquoi on a besoin de poudre et de sang pour ça, mais c’est comme ça. C’est un fusil entre les mains qu’on voie les hommes. On était bien entre nous, on avait nos habitudes, vous savez les habitudes, cette chose qui se solidifie et devient aussi inébranlable qu’un pan de montagne. Faut pas toucher aux habitudes, surtout si on n’est pas du coin. Si on n’est pas du coin, faut demander, marcher dans les ruelles en baissant la tête, faut se faire petit, discret, les gens qui vivent ici étaient tous là bien avant, et leurs aïeuls ont posé certaines de ces pierres qui nous font de l’ombre l’été.
« Le berger portait en lui le chant des mères devant les corps de leurs enfants. Un chant improvisé de l’âme, profond et guttural. Des mains dont on ne sait plus quoi faire, que l’on agite dans le vide, que l’on tend au ciel, que l’on plaque sur la poitrine ou le crâne, des mains dont on fait la vérité de l’Homme. »
Vous avez appréhendé l’ambiance j’imagine. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur sait planter un décor et soigner une atmosphère. Ici, à Ségurian, ça sent les herbes séchées et la pierre qui endure le soleil et la glace, ça sent les silences qui courent dans les pentes, s’immiscent dans les rues, sont captés par les fenêtres entrouvertes, où guettent toujours quelques oreilles qui fabriquent un miel spécial, un miel fatal. Ce qui court aussi dans le massif, et d’une belle et légère foulée, c’est la poésie. C’est presque aussi beau que la montagne elle-même. Jérôme Bonnetto fait les bordures, explore les recoins, trouve des diamants derrière les haies, sous les arbres ou cachés le long d’un mur en pierres sèches. À Ségurian, la beauté de la nature est partout, il suffit de regarder pour cueillir. Ça pourrait être le paradis s’il n’y avait pas quelques hommes qui se trempent régulièrement dans une marmite de testostérone.
Ce texte est une flèche, tendu, âpre, qui exhale les plus puissants relents de terre qui soient. Ce texte raconte la difficulté d’accepter le changement, des nouvelles têtes, de nouvelles idées. À Ségurian, on est un peu confi dans les préjugés et les certitudes, ça n’aide pas pour vivre en paix si un inconnu débarque. Ce roman qui ne connaît pas de faiblesses, raconte aussi la formidable puissante tutélaire de la montagne, ce nid dans lequel la vie se perpétue, coûte que coûte. La montagne et ses sbires – l’isolement, la solitude, l’enfermement dans les grands espaces, ça pourrait être un oxymore mais à Ségurian c’est un concept. La certitude des pierres, c’est le récit de l’impossibilité de changer, et donc de s’améliorer, c’est l’incommensurable poids de la famille, de la lignée qui saigne à blanc ses forces vives qui pourraient rêver d’autre chose.
Au village, il y a certainement des gens bien. Ou moins pires que les autres. Mais être bien ne suffit pas, il faut aussi du courage pour que cela apporte un bénéfice. La description de ce monde qui ne fait qu’un, cette mer d’individualités qui adopte les manières de la majorité, qui se fond dans le silence pour ne pas dévier, à cause du poids des autres. Qui a peur de l’étranger. C’est notre société en plus petit.
La plus grande réussite, peut-être, au-delà du voyage et de l’histoire, c’est l’atmosphère noire comme la suie, lourde comme la montagne elle-même, qui ne fait aucun cadeau.
Je vais garder un œil sur Jérôme Bonnetto, il en vaut la peine. Il a aussi publié Le silence des carpes, toujours chez Inculte. J’vais voir ça. Quant à vous, vous devriez lire ce roman et suivre Guillaume et les autres personnages de cette histoire superbe. Et pour 8,90 euros, franchement, c’est cadeau.
Seb.
La certitude des pierres, Jérôme Bonnetto, Inculte / Barnum, 159 p. , 8€90.