Je pensais suivre le Yukon, en pleine nature, lecture des paysages, des rivages, la captation de la beauté sauvage, la lecture d’un être solitaire remontant le cours, à la rencontre d’un poisson mythique: le chinook ou saumon royal. Quelle ne fut pas ma – bonne – surprise de croiser autant de monde au fil de ce récit intense, passionnant..
Le Yukon est une terre faite de légendes, située au nord du Canada, pour qui aime ce que l’on nomme « les grands espaces », dont la capitale est Whitehorse, regroupant 70% de la population de ce territoire. C’est le lieu où Jack London participa à la « Ruée vers l’or », de 1897 à 1898, c’est ici que se déclencha sa carrière de journaliste et écrivain.
Le Yukon – « grande rivière » en langue gwich’in – est le fleuve qui donne le nom au lieu; sa longueur totale est de 3185 kilomètres, traversant Whitehorse, Dawson, Fort Yukon, jusqu’au vastes régions naturelles d’Alaska, avant de se jeter dans la mer de Béring. C’est sur cette étendue fluviale qu’Adam Weymouth décide de partir en kayak afin de témoigner du parcours incroyable du chinook, ce saumon sublime remontant les eaux tumultueuses – et dangereuses – afin de retourner sur sa terre de naissance pour y pondre, puis y mourir, épuisé, au sein de ces « eaux blanches, denses, d’un brun laiteux. »
En plus d’être remarquablement intéressant, c’est aussi magnifiquement puissant de lire un tel ouvrage parce qu’il te parle de l’histoire multiple d’une région, d’instinct incontournable, de rêves et d’espoir, de solitude, de gloires, d’abandons tragiques des peuples autochtones, de l’odyssée d’un poisson, de lâcheté face à la question environnementale, d’un territoire qui se meurt à mesure que se raréfie le nombre de chinooks au cœur du fleuve.
Adam Weymouth te fera parcourir des endroits grandioses tout en te permettant de rencontrer des hommes, et quelques femmes, dénonçant des situations parfois ubuesques, souvent tristes sur ce « don » que nous avons à gâcher ce qui nous est le plus précieux.
Avec la traduction de Bruno Boudard, Adam Weymouth, journaliste à « The Guardian » ou « The Atlantic », se meut en romancier.
Dans Les rois du Yukon , tu y trouveras de l’aventure, du suspense, de l’apprentissage, des personnages marquants, une enquête rebondissante, l’épopée d’un poisson pour lequel tu t’attaches – une prouesse d’Adam – et cette nature, sublime.
Dans ces lignes, tout y est authentique, véritable, sans effet de manche. C’est le parcours d’un jeune homme qui découvre un territoire et aime à nous le faire apparaître, à la fois dans sa simplicité et sa complexité.
J’ai eu les larmes aux yeux avec cette envie furieuse de préserver ce qui ne peut – presque – plus l’être, d’aller caresser ce mythique chinook qui possède en lui cette envie incroyable de revenir de là où il vient – un sur dix mille -, dans le ventre de cette terre, pour y déposer ses œufs dans la frayère, après avoir parcouru 2400 kilomètres depuis l’océan.
Il en faut du courage et de l’obstination.
Dans cette aventure au long cours, tu croiseras, notamment, un garde-chasse revenant sur ses souvenirs d’enfance liés au fleuve, et, autrefois, son abondance, un ancien des Tr’ondëk Hwëch’ins, membre des Premières Nations, t’expliquant l’avant et l’après de l’année 1897, avec l’arrivée des orpailleurs et l’afflux conjoint des spéculateurs fonciers, un clochard céleste, épris de liberté, devenu vedette d’une émission de téléréalité – « Yukon Gold : l’or à tout prix » -, ceux et celles venu(e)s s’installer dans le coin pour y assouvir leur fantasme de la frontière sauvage, une femme nostalgique de sa région des Esquimaux Yupiks, le meilleur chasseur-piégeur de Fort Yukon, sorte de grande gueule mais cœur sur la main pour veiller sur les siens, l’amoureuse sportive d’Adam Weymouth, un couple de pêcheurs de la communauté Yupiks et les gestes ancestraux se perdant dans les limbes de la – mauvaise – gestion gouvernementale, une jeunesse désorientée à Yoyukuk, une survivante des pensionnats autochtones et notamment des pères George S. Erdal et Joseph Lundowski, de quoi avoir envie d’aller cracher sur leur tombe – « À St Michael , on estime à 80% des enfants, soit presque une génération entière de Yupiks, furent abusés par Erdal et ceux qui travaillaient avec lui » -. Mais aussi, et encore, des pêcheurs qui ne pêchent plus comme avant, et ces gamins d’Emmonak qui rêvent d’Ailleurs; Emmonak, 762 habitants, ce dernier village avant l’océan, d’où partent les saumons royaux et autres beautés du fleuve, embarqués sur d’immenses porte-conteneurs pour finir dans nos assiettes aux quatre coins du globe.
Au sein de ces circonvolutions, Adam Weymouth nous raconte l’odyssée du chinook, le territoire qui fut et est désormais le sien, pour ce qui fut, pour lui, le meilleur, et devient le pire. Tu pars dans une expédition, happée par cette histoire qui reflète l’histoire de notre monde, nous relie toutes et tous, de la plus belle et triste des manières d’être « vivant ».
« Avant 1897, le mode de vie des Tr’ondëk Hwëch’ins était resté plus ou moins immuable pendant plusieurs millénaires. Chaque année s’organisait selon un cycle qui amenait les familles à se transporter de camp en camp afin de suivre la ressource dont elles dépendaient. (…)À présent ils ont empoisonné la grande rivière. La mer est en train de mourir. Quand on voit ces grosses baleines venir agoniser sur la côte, on sait qu’il y a un problème. Elles n’ont nulle part où aller. Je devrais pas dire que c’est la faute des Blancs, mais ils font beaucoup de dégâts. Ils savent ce qui va se passer, mais ce qui compte le plus c’est les dollars. Le poisson n’a pas changé, c’est nous qui changeons. »
Le récit d’Adam Weymouth va te donner envie de prendre la tangente et d’afficher ton amour pour ces chinooks, véritables « rois du Yukon », mais pour combien de temps encore ?
Voici une épopée chaleureuse, haletante, foncièrement passionnante, nécessairement alarmiste, éblouissante, de quoi la prendre contre toi et naviguer quelque temps en sa compagnie.
Gros coup au cœur élégiaque !
Fanny.
Les Rois du Yukon, Adam Weymouth, Albin Michel, 333 p. , 21€90.