L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Se faire virer, suivi de Camera obscura, Manon Delatre (éditions du commun) – Gaëlle
Se faire virer, suivi de Camera obscura, Manon Delatre (éditions du commun) – Gaëlle

Se faire virer, suivi de Camera obscura, Manon Delatre (éditions du commun) – Gaëlle



Est-ce qu’on peut commencer une chronique par « Je voudrais que tu lises ce livre. S’il te plaît. »
On peut ?
Parce que j’aimerais beaucoup que ce livre soit lu.

On me l’a offert, je viens de le finir, je n’en n’ai fait qu’une bouchée.
Enfin c’est très mal dit « n’en ai fait qu’une bouchée », parce qu’il est bien trop fin pour être avalé tout cru.

C’est fort ! C’est court, c’est simple, précis, c’est de l’essentiel, c’est fuselé mais c’est pas sec, c’est pas à l’os. C’est… balèze.
Ce sont deux écrits humbles. Qui se disent sans se regarder le nombril. Honnêtes et directs. Et écrits. Je veux dire par là, travaillés dans l’écriture. Je veux dire, c’est pas une conversation de comptoir. Ça pourrait. Mais voilà, c’est écrit.

Manon questionne son rapport au travail, à l’emploi. A l’emploi qui commence par une passion et qui se met à grignoter petit à petit toute la vie autour. Et toute la vie dedans. Malgré la passion. A cause de la passion ?
Alors ça questionne le nôtre en retour, de rapport au travail, ça ricoche. Je n’imagine pas que ça ne puisse pas te faire écho quelque part. Et, forcément, ça questionne ce rapport au labeur dans nos sociétés. Au prestige social aussi. A ce qu’il convient de faire et à a ce qu’il est convenu de faire.

Dans ces deux courts textes, elle raconte ce qu’elle a traversé et comment elle l’a traversé.
D’abord ce travail aimé de projectionniste dans un ciné. Comment elle imagine, naïve, pouvoir le quitter simplement, en bon entendement avec sa hiérarchie quand elle réalise qu’il ne lui convient plus du tout du tout du tout, comment elle se prend un petit coup de pelle sur la tête quand elle constate que non, ce ne sera ni simple ni possible, a priori. Qu’il y a un petit enjeu de pouvoir, qu’on croirait juste pour le plaisir, en tout cas un rapport de force sournois, qui voudrait bien une petite soumission, on ne sait pas bien pourquoi. Mais c’est comme ça. Alors Manon s’organise. D’abord elle implose, ensuite elle s’organise. Assume le coût de la chose. Sans délayage. Ce n’est pas une immersion dans son burn-out, ce n’est pas le propos. Le propos c’est comment quitter un lieu qui ne vous va plus, qui vous étouffe mais qui ne veut pas vous laisser partir. De quoi faut-il s’affranchir pour y arriver.
C’est là, trouvé-je, que la « petite » histoire individuelle touche à l’universel.

Ça commence comme ça :

« J’ai envie de raconter comment ça s’est passé. Avant que le souvenir ne s’efface. Le déroulé des faits, , les dates, les paroles prononcées, les gens.

Quand j’y pense aujourd’hui, je me dis combien est immense et fort heureusement inimaginable l’espace à parcourir entre le premier désir conscient de départ et le moment où, effectivement, sont brisés les solides barreaux du taf, du job, du boulot. Ceux contre lesquels on s’est cogné tant de fois avant de les voir, puis de savoir comment les tordre, et finalement les contourner en une ultime pirouette. Le boulot. Celui que l’on nomme, que l’on décrit maladroitement quand la question « et toi, tu fais quoi ? » fait sa traditionnelle entrée en scène.
Un espace à parcourir donc.
Obligatoire »

Ensuite je n’ai plus lâché la trentaine de pages qui suit.

J’ai à peine levé les yeux et j’ai enchaîné avec Camera Obscura. Ça vient après, mais ça se passe avant. Manon raconte ses études de cinéma, comment elle en a rêvé depuis toute petite, comment elle s’y est préparée, comment elle y est parvenue, le plaisir physique de la pelloche et déjà le sourcil qui s’arque, l’alerte intérieure qui se réveille quand il s’agit de se donner « toute » (non, rien de sexuel ici), corvéable à merci. Le premier boulot, les hasards heureux, les compétences particulières (on sent qu’elle l’aime, la caméra, l’objet caméra) et tout s’enchaîne, assistante autour du chef op’. Et la vie qui semble passer à côté de la sienne.

Ici encore, le rapport à l’emploi, au métier, au travail. La docilité aux éléments. L’application volontaire. Comment on accepte de reconnaître qu’on s’est planté de voie. Les pas de côté nécessaires pour ne pas s’engouffrer dans les injonctions tacites et sociales. La conscience, la volonté et l’honnêteté. Une certaine intégrité. Pas facile.

« Pourtant, si j’étais tout à fait honnête, je sentirais déjà au fond de moi que ça ne colle pas. Que l’amertume des semaines où on m’appelait Albane revient gratter doucement à la porte ! Mais je remballe cette émotion bien au fond du sac et regarde vers le ciel. Me persuade que ce n’est pas le milieu du cinéma ou le métier que j’ai choisi le problème. C’est Paris qui m’impressionne, c’est le délai nécessaire à la perte de mes réflexes de provinciale apeurée. Plus tard, tout ira bien, plus tard, je serai heureuse. Plus tard, plus tard, toujours plus tard. Il faut un temps immense pour s’avouer à soi-même qu’on s’est trompé, qu’on n’a pas choisi la bonne voie, surtout quand elle fait rêver tout le monde autour de soi, que les parents sont fiers et qu’on a passé des concours très sélectifs pour y arriver. « Si je suis triste, c’est peut-être bien moi le problème. » Inadaptée. J’ai donc persévéré, tenu tête à mes émotions , tenu tête aux autres, dans la résistance coûte que coûte. Persuadée que tout allait finir par se débloquer au-dedans et au-dehors, par rentrer dans l’ordre. Ça n’était pas encore ça, d’accord, mais ça allait venir.. Comme on guette, pleine d’espoir, le prince charmant. Parce que c’est comme ça que les histoires se terminent si on a bien travaillé : ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

Comme elle est honnête, Manon questionne aussi le prestige : Je bosse dans le ciné, la lumière qui brille dans les yeux des autres à cette petite phrase, et l’emprise de ce prestige.
Et puisqu’il s’agit de cinéma, elle se questionne de même sur les seuils entre fiction et réalité, la confusion des genres, elle est où la vraie vie ?

Je trouve ça dingue ce qu’elle suscite, ou ce qu’elle réveille, Manon dans ces textes, ce qui fait écho.
Je trouve ça fort les réponses qu’elle a choisi d’apporter à ses questions, les bifurcations qu’elle a décidé d’emprunter. Les choix qu’elle s’est offerts. Et qui valent pour elle.

Il s’agit ici, tu l’as compris, de littérature du réel.
Littérature / Pas littérature, le petit monde du livre se questionne souvent à ce sujet. Qu’est-ce qui fait littérature ? Qu’est-ce qui fait lecture ? Pourquoi ai-je ici l’impression d’avoir à lire de la littérature et pas un témoignage bien écrit, bien ficelé qu’on trouverait en article dans un magazine dit « féminin ». Peut-être pour cet universel auquel ça touche. Peut-être que je me trompe, je ne suis pas une théoricienne de la littérature. Mais tu sais quoi ? Lis-le, et tu me diras ce que tu en penses, toi.

Si ces questions néanmoins t’intéressent, LSD, La Série Documentaire, émission sur France Culture, a consacré dernièrement un de ses 4 épisodes sur le thème Il était une fois le roman à ce sujet : autour du réel. Tu le trouveras là si tu es en es curieux.se. :
https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/il-etait-une-fois-le-roman-34-le-retour-du-reel

Et s’il s’agit de littérature du réel, c’est parce les éditions du commun, jeune maison d’éditions associative basée à Rennes, en a fait son fer de lance, son cheval de bataille, son nerf de la guerre. Plus simplement, son engagement. Elle propose de la littérature du réel, des essais, des récits d’expériences collectives et des petits manuels sur des questions sociales et politiques

Comme le dit le site eleadiffusion « Les éditions du commun ont pour but le partage et la transmission de savoirs issus d’expériences, de pratiques et de recherche-action.  Que ce soit des savoirs individuels ou collectifs. Mais avant tout des savoirs produits par des personnes concernées et impliquées dans les sujets qu’elles évoquent. » On y apprend aussi que « tout le travail autour de l’identité et des maquettes est fait à partir de logiciels et typographies libres ».

Leur catalogue est ici, si tu souhaites jeter un œil : Les éditions du commun

Gaëlle.

Se faire virer, suivi de Camera obscura, Manon Delatre, Éditions du commun, 96p., 8 €.

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