L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Annie Muktuk, Norma Dunning (Mémoire d’encrier) – Fanny
Annie Muktuk, Norma Dunning (Mémoire d’encrier) – Fanny

Annie Muktuk, Norma Dunning (Mémoire d’encrier) – Fanny

Photo: Fanny Nowak.

« Cette merveille ». Lorsque j’ai refermé ce recueil de nouvelles, ce sont ces deux mots qui furent prononcés. Et si tu n’es pas dans le goût de ce style littéraire, te dire que tu passes à côté de quelque chose de puissant, d’ineffaçable.

Norma Dunning est écrivaine, poétesse, professeur, mère et grand-mère. C’est d’ailleurs en hommage à sa mère, originaire de la région de Kivalliq dans le Nunavut, qu’elle écrivit ses histoires sous le titre  Annie Muktuk and other stories  devenu  Annie Muktuk chez Mémoire d’encrier, traduit par Daniel Grenier – auteur, notamment, du magnétique Françoise en dernier  chez Le Quartanier.
Le traducteur québécois dira de très bons mots sur cet exercice de traduction.
« Est-il possible de décoloniser la traduction littéraire ? La question est immense, mais la réponse peut être dans de petits détails, comme celui de consciemment détourner certaines recommandations orthographiques du Bureau de la traduction et de coller à l’orthographe préconisée par l’autrice : un-e Inuk, des Inuit. De petits détails qui font une grande différence. (…) Elle est puissante Annie (…) dans les images du quotidien, conjurées et réappropriées, dans une langue qu’on avait emprisonnée entre deux épingles. Une langue qui revendique sa liberté. »

Annie Muktuk est cette héroïne qui entoure ce recueil. Muktut est un surnom qui désigne, en inuktitut, un repas composé de peau et de graisse de baleine, riche en vitamine C ; il était utilisé par les explorateurs anglais – voulant poser leur drapeau, et leurs exploits, en terre Arctique – afin de lutter contre le scorbut.
Tu peux y voir le symbole pour battre en brèche le colonialisme et ses stéréotypes.
Sûrement dans cette même optique, le choix de l’illustration de couverture : celle d’Annie Pootoogok, intitulée Woman at Her Mirror. Annie Pootoogok s’est fait connaître par ses créations aux crayons, montrant la vie quotidienne de sa communauté. Elle fut retrouvée morte dans la Rivière Rideau, à Ottawa en 2016, et son nom fut tristement ajouté à la liste des 301 cas non résolus de femmes autochtones disparues ou assassinées.

Annie Muktuk  marque le ton, ces réalités contemporaines inuit en lien avec la cosmologie inuk.
Norma Dunning y expose son talent, celui qui, à chacune de ses nouvelles, t’émeut, te fait rire, t’enrage, t’interpelle, te touche au cœur.  Annie Muktuk  est l’un de ces récits et autour d’elle, amis, amants, famille, ancêtres, te donnent le ton, comme un Grand Tout.

Cela commence avec Rouge Kabloona, cette fille qui boit un verre de rouge – ce sang du Christ, crisse -, se souvient de l’impérialisme blanc et des traces laissées en son âme et corps. Ce regard qu’elle possède : franc, mordant. Une petite injection littéraire et te voilà happé-e.
De la part de l’auteure, sûrement, cette allusion à « qallunaaq » en inuktitut, pour décrire les Européens et ce terme de « Kabloona » donné, par là même, comme titre au récit de l’aventurier français, Gontran de Poncins (1900-1962).
Norma Dunning jongle avec les mots, leurs symboles, elle tacle tout comme elle nous emporte vers les rites inuit qui sauvent. Du grand art en quelques pages.

« On ne passe pas vraiment à travers quoi que ce soit. On se contente d’aller de l’avant. Aller de l’avant pour pouvoir en rire. Aller de l’avant pour rester en vie. Aller de l’avant pour devenir vieux. Et quand il n’est plus là, tu peux te permettre de te souvenir pour de vrai, en sirotant un petit rouge de Kelowna et en fumant des clopes autant que tu veux. Après tout, c’est ça, être inuit. »

Tu continueras auprès d’Elipsee. Elipsee et Josephee, je pourrais t’y poser tous les mots de Norma Dunning sur cette magnifique histoire d’amour, d’humour, de joie, de tendresse, ce chemin de vie. Un bijou.
Puis Kakoot, ce vieil homme échoué dans cette maison de retraite, ce mouroir plutôt. Monsieur Tootoosis, que l’on nomme parfois « Skimo », cette insulte nauséabonde, est traversé par les visions des ses ancêtres, porté par eux pour s’évader des quatre murs jaunis. Et il y a ce ton chez Norma Dunning, cette forme légère d’espièglerie, rien n’est dans le pathos, tout est dans la célébration.
L’auteure mêle les différents regards, veut nous laisser traverser ce personnage comme on traverserait une ancienne piste, afin de retrouver le « bon » chemin, cette nature qui reprend ses droits.
C’est un peu le dénominateur commun de ces êtres magnifiques parsemant ce recueil : cette ténacité, cette vitalité, ce lien avec l’esprit inuit au sein d’un quotidien écorché.

Tu rencontreras ensuite Annie Muktuk , celle qui se donne, surtout aux Blancs, pour un jour, peut-être, trouver le grand amour. Annie c’est cette liberté, cette résilience constante, ce combat aussi. C’est un portrait cru, joyeux, acide et tout à fait contemporain de ces «  femmes d’Igloolik (…) Elles sont petites, elles sont délicieuses et le muktuk est leur poison favori. »
Annie et son univers s’égrène le long du recueil, point de départ d’histoires en lien avec ces dualités : racisme versus humour tenace, pauvreté versus richesse de leur héritage inuit, colonialisme versus combat vers leur liberté, leur fierté.
Annie, Moses Henry et Johnny, c’est toute une épopée.

Un peu plus tard, tu retourneras vers les racines du colonialisme en découvrant l’histoire d’ Husky Harris, trappeur, agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, « un homme ayant choisi de s’assimiler « à rebours », passant de la vie de Blanc à la vie d’Inuit. »
Husky était le grand-père de Norma Dunning, te voilà alors transporté-e dans ce conte aux crocs acérés où se mêlent beauté inuit et terreur blanche, un récit mêlant racisme ordinaire et animisme ancestral, d’une finesse et d’une tension qui ne démordent à aucun moment. Un grand moment de lecture.

Tu finiras ce recueil avec cette apothéose intitulée Mes sœurs et moi. Puhuliak, Hikwa, Angavidiak. Trois sœurs Inuit intégrant un pensionnat, celui où l’on devait à cette époque, je cite : « tuer l’indien dans l’enfant », afin de « devenir » Suzanne, Margarite et Thérèse. Ce sera Angavidiak la narratrice, celle qui te fera entrer dans cette odyssée au cœur de la haine et de la lâcheté mais aussi des liens précieux et des évasions magnifiques.

 Annie Muktuk  de Norma Dunning est donc cette merveille, ce véritable – et intense – moment de liberté et de littérature Inuit.
Coup au cœur pluriel.

Fanny.

Annie Muktuk, Norma Dunning, Mémoire d’Encrier, 196 p. , 18€.

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