Les jours sont comptés pour Mercadier Presse, spécialiste de magazines pour la jeunesse. Après un an d’attente sur son devenir, l’entreprise est rachetée par Paul Cathéter, au nom médical tragiquement ironique. Il ne s’agit en effet pas pour lui d’injecter par transfusion un nouveau souffle de vie à la société mais bel et bien de l’amputer de plusieurs de ses membres, afin de la faire devenir plus moderne, plus rentable, plus efficace. Dans ce but, il doit se débarrasser des faibles, se trouver de nouveaux alliés, ennemis de la veille, jouer sur la peur, les doutes, les angoisses des salariés, usés par des mois d’attente sans certitude :« plus d’une année d’attente, de lutte inutile, d’espoirs vains, d’arrêts maladie, d’inquiétudes, de peur, de nuits blanches, de décisions de divorce remises à plus tard, de « serrons-nous les coudes » qui ne veulent plus rien dire, d’apparitions d’eczéma, de fautes professionnelles minimes, de pleurs sans raison apparente, de résignation, de trouillomètre à zéro à la perspective du chômage, de chansons révolutionnaires qui nous rappellent qu’un autre monde a existé, un monde de courage et de revendications, un monde où l’on s’arrête tous de travailler en même temps pour exprimer la réprobation, un monde d’on n’en peut plus, on ne veut pas continuer comme ça »
Nous étions des êtres vivants raconte les quelques jours qui séparent l’annonce du plan de rachat de l’entreprise jusqu’à l’arrivée de la nouvelle équipe. L’angoisse, l’attente du nouveau lieu de travail, des listes de licenciés, la vie personnelle à gérer malgré tout au milieu de ce maelström, les compromissions, les pétages de plomb. L’imparfait du titre est éloquent, et fort : nous ETIONS des êtres vivants… Au fur et à mesure que les jours passent, chacun perd sa part d’humanité, les failles s’agrandissent, explosent au grand jour ou bien, rentrées au plus profond de chacun, transforment les employés de la société en des machines prêtes à tout pour sauver leur peau. Il y a ceux qui se voilent la face, ceux qui n’ont plus rien à perdre et se sabordent dans un dernier geste plein de panache et de vaine dignité, ceux qui trahissent, ceux qui se trahissent, ceux qui refusent les compromis. Mais tous ont un point commun : ils sortent broyés de cette description implacable et puissante du monde du travail tel qu’il est devenu.
C’est un grand chant tragique que ce livre, écrit en trois actes : Menace , Dérèglement et Trahison . Il est construit sur la succession de monologues intérieurs de quelques employés du groupe, qui isolent d’emblée les personnages et marquent leur défaite : chacun parle mais personne ne SE parle. Au milieu des angoisses individuelles, le combat collectif n’est même pas une option. Ces monologues créent ainsi une polyphonie obsédante et angoissante qui fait peu à peu émerger la souffrance : Agathe Rougier, célibataire de cinquante ans, sans enfant, vivant avec son chat et ses poupées, qui a sacrifié sa vie à l’entreprise ; Patrick Sabaroff, le « battant », satisfait que les choses bougent et qui n’aime pas les syndicats ; Muriel Dupont-Delvich, la directrice générale, ambitieuse ; Ariane Stein, divorcée, deux enfants, au bord de la démence…Puis, comme dans la tragédie antique, ces voix sont relayées par un choeur, un « nous » indéfinissable et anonyme, regroupant tous les salariés qui assistent, impuissants et ne comprenant rien, au drame qui se déroule sous leurs yeux.
Comme dans la tragédie, le destin est en marche. Il broie, écrase, pulvérise ceux qui se trouvent sur son chemin. Nathalie Kuperman décrit avec une force remarquable les derniers jours de salariés se noyant inévitablement dans un système qui, d’un claquement de doigts, leur montre qu’ils n’ont jamais été, ne sont pas, ne seront plus jamais considérés comme des êtres vivants. Et on se prend à trembler : le « nous » du titre, c’est eux mais c’est aussi nous.
Mélanie.
Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Folio, 229 p. , 6€90.