« Je m’endormais vers 4 heures du matin puis me réveillais vers 9 heures. Chaque matin, des rais de lumière zébraient le plafond, des colonnes de poussières effervescentes me signalaient que le soleil brûlait déjà dehors. Que la combustion d’un jour nouveau avait commencé. Un jour indemne dont il fallait à tout prix profiter. »
Inès était heureuse, elle aimait son travail au centre culturel. Mais un jour, un nouveau chef arrive. Il est de cette nouvelle race, celle des gestionnaires, de ceux qui savent, modèle omniscient et méprisant, condescendant. C’est alors une lente et douloureuse agonie, entre divisions au sein de l’équipe et maltraitance au travail. Inès finit par « péter les plombs », elle crève les pneus de son chef, c’était ça ou elle le crevait pour de vrai. Elle se retrouve en arrêt maladie, du genre long, l’arrêt. Complètement détruite, elle s’enfuit sur une île de la côte Atlantique, un endroit qu’elle connaît car elle y a passé ses vacances lorsqu’elle était enfant. Elle va tenter de guérir et de se reconstruire là-bas.
Comme souvent, c’est la couverture qui m’a rallié. Ensuite, j’ai lu la quatrième. J’ai lu les premières lignes, l’incipit, j’ai dit banco !
J’ai avalé ce roman comme on dévaste un plat savoureux, à grande bouchées, en prenant tout de même le soin de bien mâcher, parce que les saveurs étaient multiples. À première vue, l’histoire n’est pas spécialement originale, mais c’est le virage qu’elle prend dès l’arrivée sur l’île qui est surprenant. Ne vous attendez pas à des choses surnaturelles, à des rebondissements dignes de James Bond, à des surprises scénaristiques dopées au « n’importe quoi pourvu que ça saisisse le lecteur ». Non. Il arrive à Inès ce qui est arrivé à des tas de gens. Et qui va encore arriver à des tas d’autres au pays de la Startup nation. Le premier thème, celui du départ, c’est la souffrance au travail, due à la maltraitance, au despotisme d’un chef incompétent. Un de ces jeunes loups aux dents qui rayent le parquet ou le carrelage, ils s’en foutent, ils ne sont pas regardants, ils rayent tout ce que vous voulez du moment que le salaire suit. C’est le genre d’individus sans scrupules qui à une autre époque aurait bien aidé les juifs à monter dans le wagon, à coup de trique si besoin. Vous voyez bien le style hein, toutes les entreprises et les administrations sont équipées en série de ces humains-robots, à toutes les strates, dénués d’empathie, de compassion, seule leur existence compte. De bons toutous pour garder le troupeau, sans pitié avec les subalternes, obséquieux avec les supérieurs. Pour cela, ils usent des armes que le capitalisme leur a fabriqué, en premier lieu, le vocabulaire, une langue dénaturée, vidée de tout sens, sans aucun goût, ignoble bâtard dont l’ADN est l’euphémisme, le non-dit, ou carrément la contre-vérité.
« Les compétences comité de pilotage appels à projet suivi de projet bilan des actions menées fiche de bilan répartition des moyens. Cette bouillie infâme de mots sans histoire si passé qui puent la mort de l’esprit (…) Voir les collègues pleurer, chouiner, se moucher, se vider des litres de morve et de détresse mélangées parce qu’accumulées (…) Constater que la peur s’est invitée dans les placards, qu’elle s’est pelotonnée derrière les portes, réfugiée aux toilettes, que la résignation et le masochisme, parents indignes de la peur, se sont insidieusement engouffrés dans les habitudes. »
J’ai digressé, désolé, c’est que ces serpillères à galons, je ne peux pas me les enquiller. Bref, Raphaëlle Riol décrit avec un talent et une précision rares les mécanismes de la soumission, de la destruction, la destruction des individus (comment on les divise pour arriver à ses fins), la destruction de l’édifice (parce que le but non avoué, c’est de réduire les coûts jusqu’à ce que l’outil (ici, le centre culturel) n’ait plus aucun sens, perde ses visiteurs-clients, et finisse par mourir de sa belle(vilaine) mort.
On suit Inès dans ce labyrinthe d’hostilité, on souffre avec elle, on rumine notre colère, on éprouve des envies de meurtre au trombone ou à l’agrafeuse, voire au capuchon de stylo bic. Dès le début on est immergé dans ce monde de douleur, et c’est très réussi. On est avec Inès, la situation est insupportable. La narration à la première personne du singulier apporte l’épaisseur nécessaire et la proximité avec le personnage, elle nous devient immédiatement attachante, on l’écoute, on tend l’oreille.
Mais ça, ce n’est que le début. Mais un début dont les effets vont perdurer longtemps entre les pages, comme les séquelles d’un séisme, achevant de faire tomber ce qui tient encore en équilibre. Ce qui est excessivement bien fait, c’est le changement d’atmosphère entre le continent, lieu de souffrance, et l’île, lieu d’apaisement. D’un coup, on ressent ce bien-être transpirer des pages, les lignes se font onctueuses, paresseuses, on a envie de s’y perdre, de prendre tout le temps nécessaire pour savourer, se dorer au soleil de la poésie de l’auteure. Les quelques aller-retours sur les évènements de départ augmentent cette sensation, cette grande transition, au loin sur le continent, l’inhumanité, ici sur l’île, la chaleur humaine, le reflux des idées noires emportées par la marée.
J’ai beaucoup aimé cette image du petit animal blessé qui se cache sur l’île pour guérir, réfléchir à sa vie, entamer la lente et difficile digestion de l’échec, du statut de victime engendré par la fuite du lieu de travail. L’auteure maîtrise parfaitement son timing, celui dans lequel peu à peu, nous voyons sourdre la révolte, la colère, l’envie de justice. Tout cela se mêle et s’emmêle, parce que se reconstruire sur des sentiments aussi vivaces n’est pas simple, que l’équilibre est très précaire et qu’il faut faire avec les humains. Mais il y a l’île, les souvenirs plantés ici, derrière un muret, dans le murmure du vent, dans le cri des mouettes ou les hurlements de guerre des chats, la nuit. Il y a les amis, ceux qui vivent sur l’île, les connaissances, les vieilles habitudes qui ont la dent et la vie dure. Il y a cette jouissance à ne plus être dans l’œil du cyclone, à se tenir loin du tumulte et de la tourmente, un peu comme le soldat blessé qui n’en revient pas de rentrer vivant du front alors que les combats font encore rage, mais qui, dans un coin de son esprit, pense aussi aux copains qui sont restés là-bas, dans la mélasse, la rancœur, la peur.
L’atmosphère restituée et fabriquée par Raphaëlle Riol est un délice, je m’y suis prélassé, roulé. Du texte de cet acabit, j’en prends mille pages tout de suite, quel bonheur, vraiment. J’ignore comment elle a fait ça, mais elle l’a fait, et j’ai aimé ces heures, me délectant, me forçant à ne pas aller trop vite, économisant les paragraphes, les pages, relisant des passages, me raccrochant à cet espoir un peu fou, qu’une magie interviendrait et que le livre ne se finirait jamais, que des pages auraient poussé dans la nuit, près de ma tête, pendant que je rêvais.
Il y a des pages fabuleuses sur la nuit, sur la vie des îliens, sur ce rythme particulier, qui balance un peu comme le ressac, avec ce son qui apaise. Des caresses aux oreilles. Il y a des lignes magnifiques sur les lumières, les tourbillons de poussière, les sons qui passent, les heures languides qui glissent à l’abri du soleil, sur le plaisir de lire, l’amour du livre, le monde infini qu’il contient. Ce refuge.
« Ne pas réveiller Léontine, elle qui dort telle une enfant paisible sur son confortable matelas d’années fanées. Ne pas perturber les derniers silences de ses antiques nuits. »
C’est beau n’est-ce pas. Il y a quelque chose dans la sensibilité de l’écriture qui m’a rappelé celle de Cécile Coulon, mais en encore plus chaleureux. C’est cela, Raphaëlle Riol possède une écriture chaleureuse, douillette, dans laquelle on se complait. Pourtant, elle sait dire le harcèlement, le malheur au travail, elle sait faire ça aussi, et ça cogne fort.
Mais faites comme Inès, faites confiance à l’avenir, au hasard des rencontres, à vos capacités de rebond, aux idées qui surviennent, à l’amitié, faites confiance au temps qui soigne, faites confiance à ce livre.
Chapeau madame ! merci pour ce sublime voyage. Je crois que c’est ce qu’on appelle un coup de foudre littéraire. J’en ai pas si souvent.
Seb.
Le Continent, Raphaëlle Riol, Le Rouergue / La Brune, 235 p. , 19€50.