Tableau final de l’amour, de Larry Tremblay agit comme une déflagration, une décharge d’érotisme, une mise en abîme d’un amour cru-cifié.
Dans la mythologie de l’homme, George Dyer entre par effraction dans l’atelier du peintre Francis Bacon. C’est dans cette violente genèse qu’ils deviennent des amants terribles.
Toutefois, une autre version, plus classique, veut que Dyer, petit escroc toujours bien sapé, aurait, un soir de beuverie, offert un verre à Bacon et ses amis dans un bar à Soho, quartier du West End de Londres.
Larry Tremblay, auteur, dramaturge, professeur, se joue de ce qu’est la vérité, afin de se mouvoir librement dans cet épisode de la vie – tumultueuse – de l’artiste, souvent qualifié de « hors-la-loi », et continuer, par là même, sa quête de la mise à nu de l’être humain.
Tu rentres donc avec fracas, happée par ces deux forces contraires qui s’attirent inexorablement. Projeté-e directement dans l’atelier du peintre, tu te retrouves à tourner ces pages passionnément au milieu des pulsions, torsions, contorsions. Bacon tombe en amour de Dyer, qui devient alors son modèle, son ami, son amant.
Un gangster, qui n’en a même pas le talent, devient celui animant de sa force animale, les toiles d’un peintre dont Gilles Deleuze disait qu’il est un « boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié ».
C’est une histoire véritable, tu auras envie de repartir découvrir ces toiles, riches d’une « élégance cruelle ».
Larry Tremblay te montre et te fait vivre cette passion entre ces deux hommes dans la société anglaise puritaine et homophobe des années soixante.
J’y ai découvert un enfant irlandais malmené devenu ce peintre adoubé par l’intelligentsia de l’époque, porté par ses excès tout autant que la fureur des deux guerres, ses relations violentes auprès de nombreux hommes, hommes richissimes, hommes perdus dans les vapeurs d’alcool, hommes paumés, avec cet amour si difficile à porter au soleil.
Larry Tremblay utilise le « je » pour te montrer le bouillonnement de l’homme, te projeter dans son univers, ses pensées, ses esquisses, ses coups de griffe.
« Devant l’horreur dont était capable tout homme, j’étais tourmenté par un désir brutal de vivre et un pessimisme suicidaire. Aucun dieu, aucune mystique, aucune loi ne pouvait m’aider, me soulager, m’orienter. L’homme se résumant à sa viande et, sans conteste, de toutes les créatures il était la plus tragique. »
Tableau final de l’amour est-il un roman désespéré ? Absolument non. Il est plutôt un roman palpitant avec cette rythmique implacable, incroyable. Tu le dévores, plongeant dans l’harmonie de nos difformités. C’est un roman qui se vit, se ressent, d’une autre manière, avec une autre puissance que la déflagration littéraire que fut L’orangeraie.
Pour ce qui concerne Francis Bacon, ce n’est pas la première fois que le dramaturge, originaire de Chicoutimi, s’y penche. En 2012 il avait écrit un recueil de poésie intitulé 158 fragments d’un Francis Bacon explosé (éd. du Noroît) où il utilisait les Érinyes, à savoir Mégère, Tisiphone et Alecto – soit la Haine, la Vengeance et l’Implacable – pour y répartir sa prose. Dans Tableau final de l’amour, il y retourne car Francis Bacon, grand lecteur d’Eschyle, était obsédé par la tragédie.
C’est en passant par sa représentation de ces divinités persécutrices que le peintre, tourmenté par le suicide de George, le 24 octobre 1971 (deux jours avant l’inauguration – en très grande pompe – de sa rétrospective au Grand Palais), arrivera à cerner son deuil. Elles sont un véritable passage et iront jusqu’à transformer sa palette de couleurs, Érinyes devenant alors divinités protectrices, expulsant la violence et la culpabilité de cette mort.
« « Tableau final de l’amour »: moi qui n’en donnais jamais, j’ai eu envie, pour une fois, de donner un titre à l’une de mes œuvres.
C’était pitoyable d’avoir attendu ton absence irrémédiable pour accueillir en moi l’amour accumulé que je te portais depuis la nuit, où, en voleur, tu t’étais introduit dans mon atelier. Car, en douce, cet amour s’était accumulé malgré nos tentatives pour le juguler. Je ne te sanctifierais pas pour alléger ma culpabilité envers toi.(…) Te peindre, comme je l’avais fait, avait été un acte sexuel. À coups de pinceaux, j’avais abusé de ton corps. »
Francis Bacon était attiré par la tragédie. Larry Tremblay, homme de théâtre, incorpore le peintre à celle-ci, qui, pour son malheur, le lui rend bien. Car le suicide de George Dyer porte en Francis Bacon l’écho destructeur d’un autre amour tout aussi violent, celui de Peter Lacy qui balança sa vie de l’autre bord, en 1962, à la veille de la grande exposition du plasticien à la Tate Gallery.
Pour Larry Tremblay la littérature n’est pas, je cite: « une chose gentille. Elle provoque, interroge, accuse, débusque ».
Il y a du Kafka et du Dostoïevski dans l’œuvre de l’auteur et ce Tableau final de l’amour te rend physiquement l’âme de ces deux amants, te dit leur chair mêlée, te parle de violence, de sensualité, te déclame ces corps qui se rapprochent, s’entrechoquent, s’emmêlent, s’emboitent, se séparent, dans un combat intime, charnel, puissant.
C’est un peu comme si Larry Tremblay reprenait le pinceau, la brosse et le chiffon de Bacon pour y réaliser sa vision d’un amour écorché vif.
Voici donc un roman qui ne peut te laisser indifférent-e.
Coup au cœur radical.
Fanny.
Tableau final de l’amour, Larry Tremblay, La Peuplade, 208 p. , 18€.