L’envie de partage et la curiosité sont à l’origine de ce blog. Garder les yeux ouverts sur l’actualité littéraire sans courir en permanence après les nouveautés. S’autoriser les chemins de traverse et les pas de côté, parler surtout de livres, donc, mais ne pas s’interdire d’autres horizons. Bref, se jeter à l’eau ou se remettre en selle et voir ce qui advient. Aire(s) Libre(s), ça commence ici.
Au printemps des monstres, Philippe Jaenada (Mialet Barrault) – Mélanie
Au printemps des monstres, Philippe Jaenada (Mialet Barrault) – Mélanie

Au printemps des monstres, Philippe Jaenada (Mialet Barrault) – Mélanie

Photo : Mélanie Chenais.

Afin que dès le début vous sachiez d’où je parle, une petite précision : il est peu d’auteurs dont la sortie d’un prochain livre ne me mette autant en transe que Philippe Jaenada. Depuis que mon amie Laurence, il y a ô mon dieu de trop nombreuses années, m’a offert pour mon anniversaire un roman au titre étrange, Le chameau sauvage, en me disant : « tiens, lis, on dirait nous », ma passion assurément déraisonnable pour cet auteur n’a jamais failli. Au début relativement confidentielle, son œuvre a ensuite atteint un public plus large (ce qui me rend d’ailleurs un petit peu jalouse, mais bon il faut bien partager), notamment depuis ce que l’on pourrait appeler son « cycle des faits divers », débuté en 2013 avec Sulak, bandit romantique et flamboyant (vous aurez compris, suite à mon préambule, que je vous conseille de vous jeter sur chaque titre cité tout au long de cette chronique) puis La Petite femelle et La Serpe, consacrés respectivement à l’affaire Pauline Dubuisson, accusée du meurtre de son amant Felix en 1951, et à Henri Girard, soupçonné d’avoir tué en 1941 dans un château de Dordogne son père, sa tante et la bonne – et qui deviendra par la suite, sous le nom de Georges Arnaud, l’auteur du célèbre Salaire de la peur.

En dehors du talent qu’il a à aller dégoter des histoires passionnantes – la fameuse réalité plus forte que la fiction – on peut incontestablement parler d’une « patte Jaenada » (habile allusion à « la femme et l’ours », moi aussi je peux être drôle). L’écriture tout d’abord, qui agace ou rend accro (vous aurez compris à quelle famille j’appartiens) : Jaenada a une passion indéfectible pour la phrase-fleuve, la virgule, la précision, la nuance à ajouter, l’anecdote qui illustre, la parenthèse qui s’ajoute à une autre parenthèse qui s’ajoute à une autre parenthèse – bref, pour la digression. Ce qui conduit à une autre conséquence, plus prosaïque : Jaenada écrit des pavés, et ce n’est pas ce dernier livre et ses 750 pages qui vont me contredire.

Son implication, ensuite, dans ses ouvrages. En plus de sa double casquette d’écrivain-enquêteur, Philippe Jaenada est aussi personnage de ses livres. Il se regarde – et nous avec – écrire et chercher, sorte de détective un peu à côté de la plaque mais finalement d’une efficacité redoutable, pour qui s’aventurer au-delà du périphérique parisien relève de l’aventure suprême – tout en partageant avec nous sa famille, ses habitudes au bistrot du coin, ses angoisses, ses coups de gueule. Et comme il cultive dans le même temps un talent assez unique pour l’autodérision, l’humour pince-sans-rire et le burlesque, on rit beaucoup – son récit de la remise du Prix de Flore ou d’un sordide repas chinois dans une ville de province resteront parmi mes plus gros fous rire de lectrice.

Au printemps des monstres (je vous laisse découvrir l’origine de ce si beau titre) n’échappe pas à ces règles. Dès les premières lignes, on se retrouve plongé dans cet univers familier et unique, et nous voilà happés jusqu’aux tréfonds d’une nouvelle affaire : celle du meurtre du petit Luc Taron, 11 ans. Sorti de son domicile parisien du 8ème arrondissement le 26 mai 1964 au soir, il est retrouvé le lendemain matin, au pied d’un arbre d’une forêt de banlieue parisienne, et – tiens donc – à quelques jours et kilomètres du lieu de naissance de Jaenada : la boucle est enclenchée, le récit peut démarrer. Il s’achèvera au bord d’un fleuve, avec des lignes qui font monter les larmes aux yeux – entre les deux, c’est toute la comédie humaine que Philippe Jaenada excelle une fois de plus à nous raconter.

Quelques jours après la découverte du corps, de mystérieuses lettres anonymes pleuvent sur les médias et la capitale : un dénommé « L’étrangleur » signe des lettres d’aveu ; après une enquête qui ressemble à mille épisodes de Rocambole, un homme finit par être arrêté au grand soulagement des parents dévastés et de la nation inquiète : Lucien Léger, étudiant infirmier au parcours marginal et atypique, marié à une femme qui fait de nombreux séjours en hôpital psychiatrique et qui, en outre, clame sa culpabilité – une aubaine. Mais bien évidemment, rien n’est aussi simple et c’est le début d’un travail d’archives et de recherches titanesque, au cours duquel Jaenada va débusquer les failles, les mensonges, les secrets, les lacunes, les zones d’ombre. Impossible, voire inutile, de tenter un résumé de ce livre : comme dans la vie, les façades se fissurent, les évidences se brisent, les hypocrisies se révèlent et jamais rien de ce qu’on croyait vrai n’est juste, ou tout du moins pas complètement juste. Jaenada passe à la moulinette de son obsessionnel travail les parents apparemment parfaits, les avocats censés défendre, les épouses que l’on dit folles, les coupables trop évidents. Il ne recherche pas LA vérité – il est bien trop humain pour penser pouvoir la détenir un jour ; en revanche, il cherche à rendre justice, au sens le plus profond du terme. Sans prétention, ni autoritarisme, ni point final. Il sort de l’ombre les marginaux, les fous, les timides, débusque les salauds, les hypocrites et les moralisateurs, dans un mélange indissociable de misanthropie profonde et d’un amour touchant et pudique de l’être humain. Et c’est ce qui est, à mes yeux, profondément bouleversant.

D’autant plus que plane sur ce livre une ambiance plus sombre que dans les précédents : les angoisses personnelles et collectives sont bel et bien là. Lorsque l’on s’échappe de l’enquête des années 60 (particulièrement réussie : on EST dans les rues de Paris de ces années-là, dans la vie quotidienne de cette France si lointaine et si proche, entre Truffaut et Melville), c’est pour se retrouver dans un Paris confiné aux bistrots et aux archives fermés et à la vie sociale anéantie, ainsi que face à une évidence : pour le narrateur aussi, le temps passe et le ton est, malgré la présence toujours indiscutable et tellement jubilatoire de l’humour et de l’autodérision, un peu plus sombre : il faut songer à arrêter de fumer, puis de boire, et passer des examens médicaux de plus en plus fréquents.

Et puis enfin, cerise sur le gâteau, de même qu’il était difficile de ne pas tomber amoureux de Bruno Sulak, de Thalie, sa lumineuse amoureuse, ou bien de Pauline Dubuisson, il vous sera impossible, je le gage, de ne pas être absolument bouleversés par un personnage de femme, dont les Éditions Mialet Barrault ont eu l’excellente idée de mettre la très belle photo en couverture, et dont je ne vous dirai pas plus ici afin de ne pas en déflorer la bouleversante découverte et réhabilitation – ou quand l’ours Jaenada valse avec la délicatesse de la plus belle des façons, et nous met le cœur en miettes.

Si vous voulez en savoir plus sur Philippe Jaenada, écoutez donc sa merveilleuse voix de fumeur par ici :

https://www.franceinter.fr/emissions/eclectik/eclectik-10-juin-2012

https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-28-aout-2017

Et sur les excellents trois épisodes que le non-moins excellent podcast littéraire, Bookmakers, lui a consacrés :
Bookmakers – Jaenada Épisode 1
Bookmakers – Jaenada Épisode 2
Bookmakers – Jaenada Épisode 3

Mélanie.

Au printemps des monstres, Philippe Jaenada, éditions Mialet-Barrault, 768 p. , 23€.

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