« Est-ce que ça rend les choses plus grandes ou plus petites ? demanda-t-il encore. Savoir lire ?
– Les deux, dit Bell en regardant à nouveau autour d’elle à la recherche de mots. Avant ? Le monde était fermé. Mais il s’est ouvert, et il continue à s’ouvrir à mesure que j’avance. Je dirais qu’il devient si grand que je ne sais pas quoi en faire. Ni comment m’y comporter. Et plus il devient grand, plus je me sens petite. Et là, maintenant que je suis une esclave en fuite ? J’ai l’impression qu’il se referme sur moi sans que je redevienne plus grande. J’ai peur de tout reperdre. Le monde tout entier. Alors je ne sais pas quoi penser. »
Dire qu’on l’attendait, celui-ci, serait un euphémisme. Au rythme d’un roman tous les quatre ans, Lance Weller est donc de retour avec ce Cercueil de Job, toujours traduit par le fidèle et talentueux François Happe. Au sein d’un catalogue qui ne manque pourtant pas de sommets, Wilderness (Gallmeister – 2013 puis Totem – 2017) constituait une réussite marquante, un roman dense et puissant dont la prose emportait tout sur son passage. Lance Weller faisait ainsi une entrée pour le moins remarquée en littérature, accrochant même au passage une sélection pour le Médicis. Les Marches de l’Amérique (Gallmeister – 2017 et Totem – 2019) avait la rude tâche de succéder à ce premier chef d’oeuvre et, sans retrouver la pleine puissance de son prédécesseur, confirmait que l’on était ici en présence d’un véritable écrivain, pétri de l’histoire de son pays et des convulsions qui l’agitent.
Alors que la Guerre de Sécession fait rage, Bell Hood, jeune esclave noire en fuite, espère gagner le Nord en s’orientant grâce aux étoiles. Le périple vers la liberté est dangereux, entre chasseurs d’esclaves, combattants des deux armées et autres fugitifs affamés qui croisent sa route. Jeremiah Hoke, quant à lui, participe à l’horrible bataille de Shiloh dans les rangs confédérés, plus par hasard que par conviction. Il en sort mutilé et entame un parcours d’errance, à la recherche d’une improbable rédemption pour les crimes dont il a été le témoin. Deux destinées qui se révèlent liées par un drame originel commun, emblématique d’une Amérique en tumulte. (4ème de couverture).
Marqué, pour ne pas dire obsédé, par les pages de violence pure qui jalonnent la courte histoire des États-Unis, Lance Weller a choisi de situer ce Cercueil de Job en pleine Guerre de Sécession (1861-1865) qui servait déjà de toile de fond à Wilderness, et dont le personnage principal, Abel, était un survivant. À travers le parcours chaotique de Hoke, soldat perdu en quête d’une impossible rédemption, Weller livre des pages emplies de bruit, de sang et de larmes, de la fureur des combats et de la hargne des hommes. Traversé de rares épisodes plus lumineux, le cheminement du jeune homme illustre avec une grande justesse l’état déplorable dans lequel les combats incessants entre rebelles et unionistes laissèrent le pays. S’abstenant de tout jugement de valeur quant aux forces en présence, Lance Weller évite tout manichéisme et met en lumière une situation nettement plus nuancée que celle que l’on en garde 150 ans plus tard. S’il semble évident que le combat contre l’esclavagisme est une avancée dans l’histoire du pays, l’auteur rappelle néanmoins à plusieurs reprises le flou artistique enrobant certaines paroles et décisions politiques ainsi que l’engagement pour le moins hésitant d’une partie des soldats nordistes. Quant aux exactions commises, on pourra trouver des atrocités dans chacun des deux camps.
« Certains des soldats se réjouissaient d’avoir enfin trouvé quelqu’un pour faire le boulot de nègre. Il y avait aussi ceux qui le dénigraient pour la couleur de sa peau – l’appelant « grosses lèvres » ou « le singe » – mais d’autres le regardaient d’un air pensif. Ils fumaient leur pipe et sirotaient leur café en l’observant effectuer ses corvées, comme s’ils essayaient de faire coïncider June lui-même (…) avec les idées qu’ils se faisaient sur les raisons pour lesquelles ils participaient à cette guerre. L’Émancipation, les Droits des États ou la préservation de l’Union, ou simplement l’envie de ne pas rater cette aventure. »
Les pieds dans la boue et les yeux dans les étoiles, les personnages de Lance Weller cherchent leur voie dans un monde en proie au chaos et à la barbarie. Guidée par son désir de trouver le nord en repérant le fameux Cercueil de Job dans le ciel, Bell Hood, tout comme Hoke, connaîtra son lot de peurs et de souffrances mais certaines rencontres lui permettront de garder foi en l’humanité.
L’écriture de Lance Weller possède un souffle et un lyrisme rares qui font de ce Cercueil de Job une éclatante réussite où s’entremêlent horreur et beauté, livrant ainsi des pages inoubliables. Lance Weller est un poète capable de décrire la folie des hommes sans jamais oublier de célébrer la beauté du monde.
« Il rêva d’une flaque d’ombre qui tournait autour de lui. Il rêva d’un grincement de corde qui s’enfonçait dans la nuit. Il rêva de guêpes en feu dans les pins, tandis que la nuit était transpercée par une seule étoile alchimique qui brûlait sans chaleur, avec une énergie fulgurante. Mais ensuite il se réveilla et il n’y avait que notre vieille terre, la lame de faucille d’une lune brumeuse et les mêmes étoiles fatiguées qui avaient toujours été là. »
Yann.
Le Cercueil de Job, Lance Weller, Gallmeister, 465 p. , 25€.
Il y a longtemps qu » un roman ne m’avait pas absorbé autant. Un récit dur mais plein d’espoir et de magie des étoiles. Des personnages marqués par la bêtises des hommes et la condition des noirs. Épisode marquant de l’Amérique du Nord qui malheureusement ne permettra pas pas encore l’ émancipation des noirs américains .
Entièrement d’accord avec vous Mme Monchovet-Leray ! Des bisous.