« Il a beau faire un temps magnifique, je sens la chair de poule piquer mes avant-bras, une forte odeur de moisi s’échappe de la rentrée, un souffle glacial frappe ma peau. Lentement, maman s’avance, je respire un bon coup et je fais un pas. Du verre crisse sous les pieds de maman, l’obscurité est si épaisse que j’ai peur de la heurter, je refais un pas pourtant, droit vers une chose silencieuse et poussiéreuse, une chose lourde, imprécise, poisseuse et chancie, qui épaissit le souffle, comprime les poumons, ralentit les mouvements nidifie sous le plexus et appuie, appuie, appuie si fort que je me surprends à suffoquer. »
Il était 22h08, page 25, quand je m’exclamai, palpitant en vrac, électricité dans le bide : « Oh pétard ! Personne ne m’a prévenue que c’était un film d’horreur ! ».
Je venais de ne pas retenir mon Han ! inspiré et convaincu.
Évidemment, si tu es rompu.e aux codes du genre, tu ne frissonneras peut-être pas. Mais enfin, j’ai lu Shining et ses petits copains, et j’ai quand même frissonné.
La-Gueule-du Loup est un roman ado, et c’est l’ado, sous la vieille dame que je suis et par-dessus la peau de l’enfant que j’étais, qui fut caught, prise, captée, d’emblée. Branchée direct.
« […] Je lui ai promis de lui lire une histoire, on allait laisser maman tranquille, alors j’ai baissé les yeux et je suis remontée vers la maison. Là, au moment où j’ai vu le bloc massif de sa façade, le malaise du début d’après-midi m’a retraversé l’esprit. La lumière de l’entrée était allumée, celle de la chambre de maman et celle de ma chambre également. Une bouche, deux yeux, un visage grave, presque menaçant. Mes propres peurs me font sourire, j’ai toujours aimé donner des visages aux choses. Un jour, j’ai découvert qu’il existait un mot pour qualifier cette tendance à humaniser ce qui nous entoure : la paréidolie. Qu’un mot existe m’a rassurée. S’il a fallu l’inventer, c’est que je ne suis pas la seule à me faire des films. Il n’empêche : j’ai beau savoir que c’est mon imagination qui dote la maison d’un visage, il m’a fallu du courage pour l’affronter et me faire avaler de mon plein gré par la bouche géante. »
On a tous et toutes connu ces trouilles intersidérales qui font monter l’adrénaline, filent la chair de dinde au cuir chevelu et court-circuitent le souffle, avec les battements de cœur qui prennent toute la place au creux des tympans. Tu vois quoi ?
C’est ce qu’est venu réveiller chez moi La-Gueule-du -Loup dans ses premières pages. Dès ses premières pages.
Et pourtant, ce n’est pas un livre d’horreur. Enfin, pas vraiment. Pas au sens « fantastique », « surnaturel » du terme. Mais c’est bien d’horreur qu’il s’agit.
Te voilà bien avancé.e, n’est-ce pas ?
Éric Pessan est Jo, et tu es Jo, jeune lycéenne de 16 ans, débarquée à l’instant pour la période du confinement, après 5 heures de route, avec son petit frère et sa mère, dans la maison où cette dernière a grandi jusqu’à ses 18 ans. D’où elle s’est barrée, visiblement sans se retourner.
Pourquoi ? Comment ? C’est le mystère qui sourd et qui suinte que Jo, toi, va.s découvrir.
Éric Pessan joue habilement avec les codes de l’horreur, il les diffuse, il s’en amuse, il te fait des clins d’œil pour t’amener à « son » horreur.
« Dans les films de maison hantée, le problème c’est qu’on a l’impression que les personnages n’ont jamais vu ce genre de films, ils montent au grenier ou descendent à la cave en tâtonnant dans le noir, ils ne pensent jamais à un fantôme quand les objets ne sont plus là où ils devraient être, ils ne comprennent pas qu’un meurtre a été commis autrefois dans cette maison, qu’une pièce dérobée cache un cadavre ou que les fondations ont été coulées sur un ancien cimetière. »
Cette horreur n’est pas vraiment cachée, le but du livre n’est pas de résoudre une énigme mystérieuse. Le lecteur ou la lectrice devine assez tôt ce qui a pu se passer là, il y a des années. En revanche, Jo, elle, ne peut pas le deviner.
MAIS
Et c’est là que le lecteur ou la lectrice peut douter, chercher, envisager.
MAIS
Un doudou disparaît, réapparaît, un animal pourrissant est balancé contre les murs de la maison, il y a des bruits de pas dans le grenier…
Qui ? Qui peut faire ça ?
On se doute, on sait, que c’est en lien direct avec l’horreur passée. Quel lien ? Comment ?
Et c’est là que c’est frustrant, parce qu’on arrive à la substantifique moëlle du bouquin, et que je ne peux rien dire… C’est là qu’est le propos du livre, et je ne peux pas t’en parler, sous peine de gâcher. Ce serait vraiment dommage.
Ce que je te propose, c’est de le lire, et ensuite, dans quelques temps, si tu veux, on en parle.
Ce que je peux t’en dire aussi, c’est que j’ai énormément apprécié la fin, l’issue.
Pourquoi ? Attention, si tu ne l’as pas lu, ferme les yeux.
[j’ai apprécié qu’un.e adulte intervienne et prenne en charge. J’ai apprécié qu’un.e enfant puisse faire confiance à un.e adulte référent.e et que cet.te adulte agisse correctement. Normalement. Que cette possibilité soit proposée. Je la rencontre peu en littérature ado. Les adultes sont souvent à côté de la plaque, quand ils ou elles ne sont pas maltraitant.es, et envisager de faire appel à eux n’est pas une option ou alors toujours source de déception. J’ai vraiment apprécié que les choses soient remises dans le bon ordre : le boulot des adultes, c’est de protéger les enfants.]
La lettre en trop : je me permets de poser un tout petit bémol, léger. L’âge du petit frère.
Difficilement crédible pour moi (qui bosse avec des gosses de cet âge-là). Un an de plus eût été mieux approprié, à mes yeux. Enfin, un enfant de 7 ans ne dit pas « Peut-être que l’on aurait dû rester avec papa alors ? », n’est-ce pas ? Tu la vois la lettre en trop ?
C’est un livre pour ado que j’ai lu d’une traite entre deux verres d’eau et la lumière allumée. Je suis terriblement perméable aux ambiances, Éric Pessan en pose une sacrée ici, qui m’a fait un effet électrique. Néanmoins c’est un livre pour ado, à partir de fin de collège je dirais. Et jusqu’à quand on se le sent.
P.S. : J’ajoute en bonus track ce court extrait, parce que cette page m’a beaucoup plu. Je ne sais pas jusqu’où Éric Pessan a voulu rendre sciemment hommage au maître du genre, mais lis un peu. Ça ne te rappelle rien ?
« […] J’ai rempli un verre d’eau, je la regarde siroter sa tasse et les oiseaux chantent, sifflent, gazouillent, jabotent, piaillent, pépient, glapissent et zinzinulent, on s’entend à peine parler, j’ai beau accumuler les jolis verbes, en vérité ils produisent une cacophonie assourdissante. »
Ici, Temps mort autour de Vanessa Paradis (et de Les Oiseaux de Hitchcock) de Emmanuel Carlier, réalisateur.
Pour ta gouverne, sache qu’il utilise le procédé dit aujourd’hui de « bullet time » (qu’il avait nommé, lui, alors Temps mort) : un effet visuel obtenu grâce à une série d’appareils photo disposés autour de l’action. Ils sont déclenchés simultanément, ou avec un différentiel de temps très court, ce qui permet après montage de simuler un mouvement de caméra impossible dans un environnement normal. La technique a en réalité été inventée avant même l’invention du cinéma, par les travaux photographiques de Eadweard Muybridge qui avait disposé une série d’appareils photographiques pour décomposer le mouvement d’un cheval au galop.
Le premier artiste à utiliser la technique est Emmanuel Carlier, dans son œuvre Temps Mort. Cet effet visuel fut considérablement popularisé par le film Matrix des frères Andy et Larry Wachowski (1999). Les réalisateurs l’ont alors baptisée « bullet-time photography », autrement dit « le temps d’une balle ». (explications tirées du site d’arts plastiques de l’académie de Rouen, merci à eux).
La-Gueule-du-Loup, Éric Pessan, Médium+ de l’École des loisirs, 179 p., 14 €.