« Buenos Aires ne montrait jamais ses cicatrices, ne laissait jamais rien brouiller sa surface. C’était une ville faite pour l’oubli aussi bien que la nostalgie, même si j’étais personnellement incapable d’éprouver l’un ou l’autre. »
Buenos Aires, Argentine, 1986. Après huit années d’exil, Tomás revient dans sa ville, où se meurt Pichuca, la mère d’Isabel, son amour de jeunesse. Dans ce pays où les années de dictature ont laissé des traces profondes, Tomás va se confronter aux fantômes de son passé et revisiter sa propre histoire.
Avec ce premier roman inspiré d’une partie douloureuse de l’histoire familiale, Daniel Loedel revient également sur un des épisodes les plus sombres du passé de l’Argentine.
24 mars 1976 : un coup d’état militaire destitue Isabel Perón et amène au pouvoir Jorge Rafael Videla, général dictateur qui règnera jusqu’en 1981 et mourra en prison en 2013. S’attaquant violemment aux opposants civils du régime, étudiants, prêtres et autres syndicalistes ainsi qu’à leurs familles, les militaires mettent en place des centres clandestins de détention et de torture dans lesquels périront ou disparaîtront des milliers de personnes tandis que 500000 ressortissants argentins fuiront leur pays.
« Pour moi, ce qui était de facto notre réalité depuis un moment était devenu officiel, rien de plus. Et j’y étais devenu relativement insensible, du moins le croyais-je. La répression est assez sournoise de ce point de vue : si vous vous habituez à ses premières manifestations, il y a des chances que vous vous habituiez aussi à son durcissement. »
À travers le retour au pays de Tomás et son périple peuplé de fantômes et de réminiscences souvent violentes, Daniel Loedel peint le portrait d’un homme à l’image de son pays, qui tente de se reconstruire et de comprendre afin de pouvoir un jour, peut-être, se pardonner et se relever. Confronté à ses propres faiblesses, Tomás apparaît dans toute sa fragilité d’homme face à la fidélité, l’amour, la peur ou la lâcheté. Mettant parfaitement en lumière la manipulation et la pression exercées par le régime en place, Hadès, Argentine décrit de manière particulièrement efficace la force de l’intimidation vécue par la population ainsi que l’absolu sentiment d’impunité des bourreaux dans les sous-sols de ces tristement célèbres centres de détention, dont le plus connu à l’ESMA (École supérieure de mécanique de la Marine). Celui-là même à proximité duquel Videla remit à l’équipe de football d’Argentine la coupe du monde 1978 tandis que des opposants étaient torturés dans les caves de l’école …
Aussi glaçant qu’intelligent, Hadès, Argentine est un roman qui mériterait de trouver sa place dans cette rentrée littéraire, portant une voix forte et originale, en même temps que courageuse. Daniel Loedel y décrit la porosité entre conviction et trahison, courage et lâcheté et prouve par là-même que ceux qui se considéraient parfois comme des héros de la résistance ou des chefs de guerre n’étaient finalement que des hommes.
« Nous nous salissons peut-être les mains, mais ce que nous faisons – c’est propre. »
Traduit de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg.
Yann.
Hadès, Argentine, Daniel Loedel, La Croisée, 388 p. , 21€50.