« La mission de Pierre Claes était donc fluviale dans sa première partie. Fluviale et sanguine, presque septicémique, pénétrant le continent par les vaisseaux de son sang pour y propager son infection. Le géomètre devait remonter le Congo puis l’Ubangi, et remonter en pirogue la Mbomou, qui n’était pas navigable (…) Arrivé là, il abaisserait sur les terres criardes les étoiles de son ciel et la volonté de son souverain. »
Natif de Besançon, aujourd’hui installé au Québec, Paul Kawczak aura marqué 2020 avec ce premier roman publié à La Peuplade et dont on profite de la sortie en poche pour y consacrer quelques lignes supplémentaires. Pour mémoire, Aurélie en avait déjà parlé ici peu après sa parution.
Nous sommes en 1890 et Pierre Claes, géomètre belge mandaté par le roi Léopold II, part au Congo y tracer les frontières d’un nouvel empire au mépris total de la volonté des populations autochtones. Mais la puissance en oeuvre des forces coloniales trébuche rapidement sur le sol africain, confrontée à une réalité mouvante, faite de croyances et de peurs mais aussi de connaissances ancestrales bien éloignées du pragmatisme des colons européens. Claes, entouré de porteurs bantous et de Xi Xiao, « homme aux talents multiples », s’engage alors dans une expédition au coeur des ténèbres.
«Pierre Claes, par moments, se sentait glisser dans le courant mauvais de la vie. Tout autour de lui mourait alors même que la quantité de vie grouillante sur et par-delà les berges paraissait ne trouver de limite que dans le poids du ciel. Pierre Claes se voyait couler dans le courant de ce sang brun comme le mauvais parasite qui lui rongeait les nerfs et l’assaillait en fièvres froides.»
Peuplé de personnages hors normes (au premier rang desquels l’inoubliable figure de Xi Xiao, valet, tatoueur, maître bourreau spécialisé dans l’art de la découpe humaine et capable de connaître la date de sa mort comme celle de ses compagnons d’aventure), Ténèbre est un véritable joyau noir, récit halluciné d’un voyage au bout de l’enfer.
Baroque, riche, sensuelle et cruelle, la langue de Paul Kawczak donne à son récit la dimension d’une odyssée sombre, empreinte de poésie et de réalisme magique. Le jeune auteur y fait preuve d’une rare puissance d’évocation qui embarque le lecteur sur des fleuves inquiétants au coeur d’un continent encore mal connu. Au-delà de ces qualités évidentes, c’est le message délivré par Ténèbre qui finit de donner son ampleur à ce texte, cette impitoyable démonstration des ravages d’un colonialisme avide et arrogant, de ces européens venus se servir sur la bête, emplis de préjugés et d’un racisme aujourd’hui insupportable autant qu’il était institutionnalisé à l’époque.
Paul Kawczac joue à merveille avec ce contraste entre la vanité et la violence de l’homme blanc et ces terres sauvages où magie, superstitions et connaissances secrètes semblent inextricablement liées, précipitant la perte de ces conquérants si sûrs d’eux et de la civilisation qu’ils représentent.
« En chaque coin du pays, des subordonnés de cet état mortifère et raciste, amorçant ce qui deviendrait, en dernier lieu, au suicide de leur propre civilisation, assassinaient par centaines de milliers des vies africaines qu’ils eurent voulu oubliées dans les brumes de leur délire. Le sang et la boue se mêlaient au sol comme ces insectes qui s’aiment d’une étreinte mécanique et furieuse, se dévorant le cou, les yeux ouverts sur la mort, le fond impossible de la vie. »
Récompensé à juste titre par nombre de prix littéraires, Ténèbre est un roman exceptionnel, de ceux dont la sombre aura envoûte le lecteur et le précipite dans un ailleurs délétère et fascinant. Roman d’aventure mais aussi bien plus que cela , il constitue un tour de force littéraire qui impose le respect. Et si l’ombre de Joseph Conrad semble veiller en permanence sur ces pages, Kawczak n’en semble pas intimidé le moins du monde et rend au maître un hommage comme il en a eu peu.
Yann.
Ténèbre, Paul Kawczak, J’ai Lu, 314 p. , 7€90.