Ce lien entre nous … En voilà un titre annonciateur de la fascination et de « l’attachement » que ce livre peut faire naître – a fait naître chez moi, j’avoue – tant David Joy y déroule avec talent le récit sombre et envoûtant d’une vengeance, y réunissant tous les ingrédients du tragique et nous confrontant à ce que l’homme a de plus noir et inexplicable au fond de lui. Car il y a ce qui nous arrive et il y a les choix qu’on fait face aux situations que la vie nous réserve, et parce qu’il choisit une nuit d’aider son ami Darl à camoufler l’accident de chasse dont ce dernier est responsable, en ne dénonçant pas la mort d’un homme, Calvin déclenche l’engrenage dans lequel il se retrouve pris au piège ainsi que les autres protagonistes du roman.
Darl, Calvin : deux bons gars, deux bons citoyens, pourtant capables d’enterrer comme un chien Sissy, l’homme abattu par Darl … deux salopards alors ?
Dwayne, le frère de la victime : un psychopathe plus complexe qu’il n’y paraît, aux accès de rage et de violence pour protéger ou venger les faibles, exécutant sans états d’âme la loi du Talion, impossible à défendre, mais que l’on comprend pourtant parfois si bien …
Voilà tous nos repères brouillés .
Il en sera ainsi jusqu’au dénouement et quand on s’en approche on s’aperçoit que David Joy nous a emmené loin dans les territoires de l’intime.
Il nous parle de l’amitié :
« Alors tu vas faire quoi ? – Je vais l’enterrer. Je vais l’enterrer et personne en saura jamais rien. – T’as perdu la tête, Darl. T’es complètement dingue. – Écoute, si tu veux t’en aller, dis le. Je t’ai dit que je voulais pas te mêler à ça. Alors si tu veux partir, retourne-toi maintenant et oublie tout, et je ferai ce que j’ai à faire. – Alors pourquoi t’as appelé ? – Parce que j’avais besoin d’un service, Cal, et j’ai personne d’autre à qui demander. »
Il nous parle aussi de la lâcheté :
« De quoi tu voulais discuter ?, redemanda Marla. L’odeur de la fillette lui emplit les poumons et se propagea à travers son corps comme une drogue. – De rien, répondit-il, ces deux mots comme un souffle sur le cuir chevelu de l’enfant. De rien du tout. »
Et de cruauté, de pitié, de vengeance et de pardon, de peur, d’amour et de courage, de destin …
« Dwayne baissa les yeux vers ses mains et écarta les doigts sur la table. Il les observa un long moment avant de relever les yeux. « Laissez moi dire les choses de sorte que vous compreniez bien, commença-t-il. Vous vous êtes déjà tenu devant un feu de camp, et tout à coup le vent tourne, et vous vous retrouvez avec toute la fumée et les cendres sur vous, et vous devez changer de place pour pas être brûlé, pour pas suffoquer à cause de toute cette fumée ? » Stillwell acquiesça. « Toute ma vie j’ai tourné autour de ce feu, et toute ma vie la fumée m’a suivi. c’est la seule vérité que je connaisse. Ça a été comme ça pour mon frère et moi depuis le jour où on est venus au monde. Quand vous avez vécu une telle vie et qu’un homme vous regarde droit dans les yeux et vous dit que vous risquez de mourir, comme si la mort était la plus grosse carte qu’il avait à abattre, c’est une putain de blague. Je me fous de mourir autant que je me fous de sauter un repas. Vous pouvez prendre ça pour ce que ça vaut, patron. Ça change que dalle pour moi. »
Ce lien entre nous est un de ces livres qui ne vous quittent pas une fois que vous l’avez refermé , je l’ai lu sans pouvoir m’arrêter tant la tension qui monte au fil de la narration m’a saisie et emportée, une page après l’autre jusque à un dénouement à fendre les coeurs les plus endurcis ; et après quelques semaines, il m’arrive parfois d’imaginer encore Dwayne, Calvin, Stillwell et Angie, il m’arrive de me demander ce qu’ils deviennent, car David Joy réussit à nous faire oublier qu’ils ne sont que les personnages d’un roman . Les questions qu’ils nous posent – « Pour qui es-tu prêt à donner ta vie ? Tant qu’un homme ne le sait pas, il ne sait rien » – méritent bien quant à elles qu’on prenne le temps de penser.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.
Véro.
Ce lien entre nous, David Joy, Sonatine, 304 p. , 21€.