Pleine littérature en ces pages bouleversantes portées par l’écriture unique et grandiose de Corinne Royer.
À partir d’un fait tragique survenu en 2017, elle façonne le portrait de Jacques Bonhomme, paysan amené au bord du gouffre par les rouages absurdes d’une administration en total décalage avec les réalités de la terre. Ce colosse fragile a donné toute sa vie pour l’héritage de ses ancêtres et voit tout s’effondrer en quelques mois.
De la détresse de Jacques, des femmes et hommes qui l’entourent, de leur témoignage poignant, Corinne fait un plaidoyer pour le retour d’une agriculture à échelle humaine et pour un avenir reconnecté avec une nature qu’il est grand temps de choyer avec bon sens.
Lancez-vous et suivez Jacques dans sa cavale et ses questionnements philosophiques, un grand moment de lecture.
Je le fais très rarement mais ne peux résister au plaisir de partager un court extrait avec vous : « C’est vrai qu’aux Combettes, il y en avait partout, des livres, on en trouvait même dans l’étable. Toutes ces pages avec des mots qui sautillaient dedans, c’était sa façon à lui de faire danser la vie. ».
Aurélie.
Des romans comme ça, c’est rare, intense, nécessaire. Le style, l’ambiance, l’histoire, tout y est dans Pleine terre. Corinne Royer emporte et écorche, c’est terrible et magnifique, poignant et ciselé, un véritable travail d’équilibriste entre cette réalité crue et tout le travail romanesque.
Pleine terre s’inspire d’une histoire terrible, reflet du malaise paysan: Jérôme Laronze, éleveur en Saône-et-Loire, tué le 20 Mai 2017 par les tirs d’un gendarme.
Le départ de sa spirale infernale fut le recensement du cheptel en vue de sa saisie.
Et j’ai trouvé nécessaire de vous écrire les mots du père de Jérôme, Jean Laronze : « On a commencé en 1965 avec une vingtaine de bêtes. On vivait mieux que Jérôme avec cent bêtes. Avec les primes, on a poussé les jeunes dans une course au rendement, à s’agrandir, à avoir plus de bêtes, et plus de papier à gérer. J’ai connu une époque où il y avait plus de soixante-dix exploitations dans la commune, maintenant il n’y en a plus qu’une douzaine. » (Source: Reporterre – Marie Astier)
À partir de cela, Corinne Royer sculpte une histoire foudroyante. Jérôme Laronze devient Jacques Bonhomme.
« Jacques Bonhomme est le sobriquet attribué au chef de fil des paysans révoltés en mai 1358 (…) Cette dénomination est basée sur l’ancien français « jacques », qui désignait les paysans vêtus d’une veste courte, la jacque. »
Après son roman Ce qui nous revient, Corinne Royer revient sur ces deux grandes thématiques de la spoliation et de la dépossession.
Dans Pleine terre, l’auteure aguerrie nous ouvre une porte, celle d’un monde paysan entravé, souffrant. Nul besoin de pathos dans les scènes qui se déroulent selon une chronologie habilement ficelée, Pleine Terre est un roman d’une remarquable intelligence dans sa construction narrative.
Tu liras ce que Jacques Bonhomme vit dans l’instant, cette fuite; fuite entrecoupée par des témoignages de ceux et celles qui le connaissaient d’avant la tragédie, du cercle restreint au cercle plus large. Cela me faisait penser aux cernes d’un arbre puissant.
Ton lien avec Jacques se construira au fur et à mesure que son étau se resserre.
Cela donne un souffle à l’histoire, ce quelque chose qui vient te chercher pour ne plus te lâcher.
Et cet effroi si présent avec ces « ombres » qui prennent, au fur et à mesure, de plus en plus de place.
Pleine terre n’est pas un conte, dans le sens où il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Car le regard de chacune et chacun forment un Grand Tout, parfois une grande amitié, parfois une grande lâcheté, parfois une grande colère ou un immense désarroi, parfois un grand amour.
Jacques Bonhomme a cette faim en lui, de justice surtout. Corinne Royer fait corps avec ce personnage immense, tel un chêne solitaire sur une colline bourguignonne. Elle y montre l’humain dans toute sa puissance et sa fragilité.
Pleine terre n’est pas le roman d’un héros mais d’un homme résistant à l’enchaînement administratif avec lequel on bride le monde des « petits paysans ».
Il manque quoi à Jacques Bonhomme ? De la considération, de l’humanité dans cet univers fait de nombres, de statistiques, de chiffres tatoués dans la chair, engloutis.
« Qu’est-ce qu’on peut y faire, s’ils ont l’esprit aussi serré qu’une poignée de culs à l’arrière d’une 4L ? » s’exclame le vieux Baptiste.
L’effroi donc. Mais aussi, le long de ces pages, la sublimation de cette nature. Pas un seul instant Jacques ne quitte de sa pleine main la terre qui l’a vue naître. Cet endroit de Saône-et-Loire, ses vallons parcourant la ferme des Combettes, cette forêt qui le cache lorsqu’il s’enfuit pour survivre à l’effroyable. Mais aussi ce refuge pour convoquer les souvenirs fraternels en compagnie de Paulo et Arnaud. Et ce que le monde en a fait de ces trois gamins liés, « à la vie à la mort ». Déchirant.
Ce que l’on doit, ce que l’on subit, ce que l’on choisit de faire…mais a-t-on parfois vraiment le choix ?
J’y ai lu tellement de rudesse dans ces vies d’abord remplies d’espoir, puis vidées par les défaites successives.
Dans Pleine terre, tu plonges dans un western social où le duel final sera sans merci.
L’histoire d’un homme qui voulait vivre sa vie auprès de son troupeau de limousines qu’il aimait tant. Le « colosse » amoureux de ses bêtes, de son beau cheval blanc et de la petite Sioux.
« Il a chargé une meule de foin sur la fourche du tracteur et il est parti à travers les champs. Il voulait la voir sa Sioux, il voulait entendre ses petits meuglements d’Indien. Il voulait qu’elle soit debout. Mais voilà, parmi les deux bêtes mortes, elle était là. (…) Elle fait lutté mais elle s’était épuisée dans la lutte. Il a chassé les mouches autour de la blessure. Il s’est agenouillé. Il a pris entre ses mains la tête beige et douce avec les boucles d’identification qui la défiguraient. Il a essuyé les naseaux, a jeté son blouson sur le flanc maigre, et, après, je ne sais pas à quoi on pense dans ces moments là. »
Au sein de ce western là, ce n’est pas la musique d’Ennio Morricone qui résonne mais, plutôt, le long du roman, celle de Leonard Cohen, accompagnée des pensées de Malaparte, Giono, Orwell, et pour l’amour, un peu du souvenir adolescent de Cyrano.
Pleine terre est un hymne à la terre des humbles, de ces fermiers aimant leur territoire, le façonnant avec cette tendresse simple et véritable.
C’est un moment de lecture qui se vit avec force, dans un monde où surconsommation, surproduction, surrentabilité, surcontrôle et surenchère administrative, assèchent les âmes et appauvrissent – drastiquement – tout ce qu’il nous reste.
Alors, Corinne Royer ouvre le cœur d’un homme blessé afin de laisser passer sa lumière sur les pleines terres, celles qui nous restent.
Un – très – grand roman.
Coup au cœur fraternel.
Fanny.
Pleine terre de Corinne Royer, chez Actes Sud. 336 pages / 21 euros.